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En quoi le tourisme sexuel serait-il profitable au progrès d’Haïti ?

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Via Tourism Innovation Center

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Par Richenel Ostiné
Spécialiste en administration et politiques de l’éducation
Université Laval, Québec

Le nouveau Code pénal haïtien a suscité et suscite encore un débat houleux et assez polarisant dans l’espace public haïtien. Dans la foulée de la controverse, des milliers de chrétiens protestants ont marché à Port-au-Prince contre ce code qu’ils considèrent comme étant « immoral ». Une semaine après, le journaliste Jameson Francisque a publié un article dans le journal en ligne Ayibopost qui s’intitule : Haïti était une destination de choix pour les touristes sexuels dans les années 1970.

Je ne sais pas si cet article traduit la position du journal par rapport au débat actuel. Il est difficile de l’affirmer. Car la rédaction d’un journal peut traiter un sujet de préoccupation nationale sous des angles différents et sur un temps long. Toutefois, considérant que le contexte fait partie intégrante d’une situation de communication publique notamment médiatique, je ne peux m’empêcher de constater que cet article a aiguisé le débat sur des aspects d’ordre sexuel et de mœurs qui font la Une de l’actualité depuis quelque temps. Faut-il souligner que cet article ne s’inscrit nullement dans le cadre d’une attaque gratuite contre Ayibopost pour lequel j’ai beaucoup trop de respect. Il ne s’agit pas non plus d’une réponse spontanée à l’affaire de M. Jameson Francisque dont j’admire aussi le travail. Il s’agit plutôt d’une invitation à ne pas détacher les phénomènes sociaux de leur contexte en vue de les saisir dans leur dimension sociohistorique. C’est une main tendue pour prolonger ce débat combien important pour notre société dans la courtoisie et le respect de l’autre. Mon argument principal est de montrer que le tourisme sexuel n’est pas et n’a jamais été profitable au progrès d’Haïti dans une perspective sociohistorique.

En moins de deux jours, l’article de Jameson Francisque a été partagé par plus d’un millier d’internautes sur les réseaux sociaux. Ce qui traduit un intérêt certain du public pour le sujet traité ou pour le contenu de cet article publié par Ayibopost, qui, par ailleurs, effectue un travail remarquable au sein de notre communauté. Toutefois, l’article a repris, malgré l’auteur et malgré le journal, je veux le croire, des stéréotypes racistes, des préjugés sur des hommes, haïtiens, racisés, appauvris, objectivés comme une source de plaisirs charnels pour des touristes homosexuels blancs. D’où l’importance et la pertinence de ma réponse.

Ceci dit, M. Jameson Francisque a repris des extraits d’un article du journal français Libération, publié en 1982, « qui fait passer les Haïtiens comme des êtres très beaux, bien montés et très intéressés par le sexe ? Ou encore Haïti est une oasis noire unique dont la culture locale ignore l’âge ». Cet extrait du journal Libération qui a été repris par Ayibopost est un condensé de préjugés, de dénégation et d’objectivation du corps de l’autre.

On aurait dit qu’il s’agit d’un terrain de chasse où le déni et l’exploitation passent par l’appropriation jouissive du corps de l’autre, du dominé par l’Occidental. Je suis obligé de reprendre des extraits du texte d’Ayibopost en vue de mettre mes propos en perspective. Considérant que les mots ont leur sens et que chaque expression a une histoire qui dépasse la sémantique, je ne pouvais pas rester indifférent par rapport à ces extraits, surtout qu’il s’agit du peuple haïtien, celui qui a fait Vertières et 1804 : « Hommes et femmes qui cherchaient du plaisir à bon marché marquaient Haïti d’une croix sur leur carte ». Selon les propos du journal Libération, repris par Ayibipost, « les Canadiennes venaient pour les grosses bites », une Italienne, rapporte ce journal, possédait son propre centimètre, pour mesurer la longueur du pénis des partenaires qu’on lui présentait. On aurait dit une inspection en règle au marché des esclaves fraîchement débarqués du négrier à la Croix des Bossales. Pour Pascal Blanchard, Historien français qui a coordonné un ouvrage collectif en 2018 « sexe, race et colonies », la colonisation fut un grand safari sexuel. La colonisation, c’est aussi des histoires de viol, d’abus et de pédophilie. La sexualité a toujours été au centre même de la colonisation (Blanchard, 2018).

Quelques indicateurs économiques et sociaux d’Haïti pendant la décennie 70-80

Dans son rapport annuel relatif au progrès économique et social en Amérique latine publié en 1990, la Banque interaméricaine de développement a mis en évidence des indicateurs concernant le produit intérieur brut, l’espérance de vie à la naissance, le taux d’alphabétisation et le taux de mortalité infantile en Haïti, qui ont été repris par le professeur Roland Bélizaire dans son article publié sur Alter presse en 2007 : Haïti, Démocratie, dictature et développement : ruptures et continuités. En 1970, le produit intérieur brut par habitant en Haïti était de 326 $ contre 1 833 $ pour la Jamaïque et 496 $ pour la République dominicaine. L’espérance de vie à la naissance d’un Haïtien en 1970 était de 47 ans, contre 67 ans pour la Jamaïque et 58 ans pour la République dominicaine. Le taux d’analphabétisme en Haïti en 1970 était de 78,7 % contre 3,9 % à la Jamaïque et 58,7 % pour la République dominicaine.

Par ailleurs, sur le plan politique, nous étions en plein cœur de la dictature. Il y avait une sorte de bovarysme chez l’élite économique en Haïti. Les plans d’ajustements structurels étaient certes opérationnels, mais les couches populaires n’ont jamais été les bénéficiaires directes de ces réformes. Au contraire, on a assisté massivement à la transformation de l’entrepreneur agricole en ouvrier de la sous-traitance. C’était l’époque où les coopérants à travers des organisations internationales ont commencé à jeter leurs tentacules sur Haïti. Le décor était bien planté pour l’éclosion d’un tourisme sexuel avec, comme toile de fond, la prostitution infantile, les trafics des personnes, de drogue et du crime organisé.

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Selon mes expériences dans le champ de la protection et de la migration, la prostitution est souvent reliée au crime. Il faut dire que le crime organisé et l’exploitation sexuelle s’appuient aussi sur l’extrême pauvreté pour se développer. Par conséquent, j’ai du mal à comprendre que le tourisme sexuel pourrait être considéré comme une valeur ajoutée pour Haïti. Il est erroné de considérer que des pratiques sexuelles entre des personnes de même sexe sont un progrès en soi. Le développement économique et social d’un pays ne peut se résumer à des activités sexuelles, privées, entre adultes consentantes. Même la notion du consentement peut être remise en question dans les cas de vulnérabilité et de pauvreté extrêmes. C’est pour cette raison qu’on parle d’abus, d’exploitation sexuelle et de consentement biaisé. Par exemple, au cours de la décennie 70-80, l’appauvrissement des couches populaires a su créer un climat propice, susceptible d’attirer des prédateurs sexuels de tout acabit sur nos plages et dans nos rues. Il faut faire attention à ne pas laisser passer dans l’opinion l’exploitation pour du progrès social.

De la question de l’homosexualité et de l’État haïtien

Contrairement à beaucoup de pays occidentaux, l’homosexualité n’a jamais été considérée comme un crime en Haïti. Le Code pénal en vigueur n’a jamais pénalisé l’homosexualité. Pour être plus précis, il n’y a aucun article dans le Code pénal actuel qui traite de la question homosexuelle. Le Canada a décriminalisé l’homosexualité en 1969. En France, la Sodomie entre des personnes de même sexe a été dépénalisée en 1791 par les révolutionnaires français.

Autrement dit, en matière de protection et de respect des droits des homosexuels, les lois haïtiennes restent ambiguës. Le Code civil haïtien garantit le mariage entre deux personnes de sexe différent, mais il n’y a aucune mesure légale explicitement répressive contre les pratiques homosexuelles. D’un autre côté, dans le Vodou, qui est un marqueur culturel fondamental en Haïti, aucun pratiquant n’a été discriminé en raison de ses pratiques sexuelles. Je suis conscient qu’il peut y avoir des foyers d’intolérance au sein de la société haïtienne. Par contre, l’Haïti profonde, qui n’épouse pas forcément les valeurs judéo-chrétiennes, n’a jamais été homophobe. Le peuple haïtien dans son ensemble n’est pas homophobe. Dans les marchés publics par exemple, qui sont des espaces de socialisation, il est de notoriété publique que certains hommes homosexuels sont d’excellents cuisiniers. Ils sont acceptés par la communauté. Ils sont souvent des marchands de fritures très achalandés. Dans nos lakous, la réalité n’est pas différente. Néanmoins, cet état de fait ne saurait tenir lieu de cheval de Troie pour la marchandisation du corps de l’homme haïtien sous le couvert du tourisme sexuel.
 

Sources :
Bélizaire, R. (2007). « Haïti : Démocratie, dictature, et développement : ruptures et continuités ». Altière Presse repérée à :
https://www.alterpresse.org/spip.php?article6543#.Xydpa.UBFzIU
 
Blanchard, P., Bancel, N., Boetsch, G., Taraud, C., Thomas, D., Mbembe, A, & Slimani, L. (2018). Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours. Paris. La Découverte.


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