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Zafèm, la promesse du sublime

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Par Dashka Louis

Zafèm. C’était le rendez-vous immanquable du vendredi 3 juillet. Après des mois d’une insupportable attente, Déner Céïde et Réginald Cangé ont enfin montré ce qu’ils ont dans le ventre. Si d’aucuns s’attendaient exclusivement à du bon Konpa, ils ont eu droit à un voyage fascinant dans un univers musical à la fois chatoyant et éclectique. Ce n’était pas un concert, encore moins un bal. Rasin, jazz, salsa, konpa et slam ont constitué, entre autres, un mélange délicieux pour les fins connaisseurs qui n’ont eu de cesse de s’abreuver du « nec plus ultra » en matière de performance musicale contrastant avec la monotonie ambiante. Une soirée hautement symbolique et désormais historique.

Au-delà de quelques imperfections techniques liées au débit de l’internet et à la réalisation du spectacle en général, tout, dans cette première prestation de Zafèm, relevait du sublime : le port vestimentaire des deux figures emblématiques, la variété des rythmes, l’ancrage historico-idéologique noiriste, etc. Un tout cohérent, plus grand que la somme de ses parties. Zafèm semble donc participer d’un projet révolutionnaire englobant. En ce sens, la musique n’est que la partie visible de l’iceberg. Les 7 notes semblent n’être qu’un prétexte à Zafèm pour l’expression d’une vision globale dont la finalité est notre réconciliation avec nous-mêmes sans sombrer dans le déni de l’universel.

Zafèm se drape des habits d’une véritable cosmogonie. Une forte dose de spiritualité met le groupe en apesanteur, cette prise d’altitude lui permettant de mieux cerner les affres du réel vécu haïtien pour mieux proposer une alternative : assumer notre histoire et notre culture pour changer Haïti tout en nous ouvrant sans complexe à l’universel. Une démarche binaire à priori contradictoire que seuls les génies de l’équilibre peuvent oser entreprendre avec brio. Pari gagné pour Zafèm qui, tout en visitant les rythmes du monde entier, n’a jamais cessé de mettre en valeur le génie de notre race à travers notre folklore, nos classiques et les figures historiques des luttes pour l’émancipation totale des nègres à travers le temps et l’espace (Jean Jacques Dessalines, Malcom X, Patrice Lumumba, Marcus Garvey etc.).

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Il y a pourtant peu, ceux qui croyaient en Zafèm, une formation musicale qui ne compte qu’une seule composition en circulation, commençaient à douter, à se perdre dans des questionnements sans fin. L’attente était lourde. Et, cela s’est amplifié tant les productions en « live » d’autres groupes ont multiplié depuis deux mois et ont même consacré de nouvelles possibilités pour contourner la Covid-19, faire vivre la musique, chanter la vie et montrer, en bref, que de nouvelles entreprises de créations sont encore possibles dans un monde qui ne parvient pas encore à se dépêtrer de la maladie. Déner Céïde et Réginald Cangé ont enfin cru que c’était le moment de s’introduire dans la brèche et d’en goûter les délices.

Et, enfin, par la magie de leurs voix et de la justesse de leurs notes, par leur inépuisable capacité d’imagination et leur obsession à explorer des perspectives musicales nouvelles, ils se sont surpassés, non sans grâce. Ils ont égrené des hits qui ne sont certes pas les leurs mais dont l’exécution s’est révélée non moins superbe. Ils sont parvenus à chasser toute la cathédrale de doutes de départ. Même ceux qui s’étranglaient du fait de la séquence vaudou et qui, au fond, ont redouté la perspective d’un spectacle morne et inhabituel, se sont enfin ravisés au gré de l’enchainement du spectacle. Zafèm a dégainé « Antann pou n antann nou » de Koupe Kloué. Reginald Cange, voix unique, unanimement reconnu comme l’un des plus grands chanteurs haïtiens, ne fait pas dans l’extravagance. La musique coule. « Antann pou n antann nou » sonne comme un hit du temps présent tant il colle à ce que vit Haïti depuis des décennies, un pays où l’unité nationale est toujours recommandée comme la panacée à tous les maux. Des tubes de Skah Shah et de Toto Nécessité, d’autres bijoux ayant bercé l’enfance de plus d’uns, ont flatté nos tympans de leur charme intemporel.

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Tout procède chez Zafèm de la nécessité de faire entrer dans leur (les musiciens) musique une nouvelle conscience, de faire voir le Kompa autrement en y introduisant une fibre d’engagement qui lui manque en ces temps modernes. Voilà tout le mérite du binôme qui a réussi la prouesse de faire comprendre que le Kompa, musique populaire par excellence, ne saurait se résumer à ces « histoires de cœur brisé », comme l’a martelé la veille Déner Céïde à Ticket magazine. Une musique qui cessera d’imposer la monotonie comme horizon indépassable. Une musique qu’on pourrait encore continuer à embellir et à ouvrir vers d’autres horizons. Les deux virtuoses, secondés par le brillantissime Macarios Césaire, ont esquissé les lames de fond de leur combat présent et futur.

Pas sûr que cela suffira à faire sauter les murs. Déner et Réginald, deux musiciens ayant côtoyé les couloirs les plus intimes du business, le savent pertinemment bien. Ils devraient peut-être commencer à imaginer les montagnes qui se dresseront sur leur chemin. Avec des instrumentistes impeccables, des hits magistralement choisis, un décor méticuleusement réfléchi pour jouer sur les symboles et les images, ils ont réussi leur grande première et envoyé un signal : la volonté de bouleverser les codes et les tabous dans la musique en Haïti. Inverser les rapports de forces et trouver leur place s’avèrera un autre combat. À moins peut-être de viser d’autres marchés ? D’autres continents ? Ou encore, Zafèm, participera-t-il d’une meilleure éducation du goût musical de la génération présente ?


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