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Port-au-Prince Post

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Fantom, la réincarnation

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Via IG: onorabfantom

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Par Juno JEAN BAPTISTE
Twitter: @junopappost

Alors qu’on croyait son époque dépassée, Fantom, l’enfant terrible du Bas peu de chose, a réussi à réunir du monde samedi soir. Un concert qui, eu égard tant à la forme qu’au fond, aura marqué un tournant dans le rap et passera forcément à la postérité.

Il y a eu d’abord la pénombre. Ensuite des instrumentistes, formant un demi-cercle, qui laissent songeur. On dirait une de ces scènes typiques des tavernes de la Nouvelle-Orléans où l’on prenait l’habitude de voir défiler des jazzmen bien mis sur leur trente et un. Il y a eu  cet instant de silence, le temps de quelques poussières de secondes. Et enfin, Fantom, assis sur son fauteuil auréolé sous l’effet de la lumière tamisée, tel un roi reconquérant son trône après des années de guerre, que des milliers de fans attendaient depuis plus d’une heure, disséminés autant à Port-au-Prince, à Santiago, à Paris, à Miami, qu’à Cordoba et à Montréal, entre autres. L’enfant du “Bas-Peu-de Chose” est en veston, chemise blanche, nœud papillon. À la tête de tout un band. Tout un symbole.

L’image est forte. Sans le dire, toute une cathédrale de stéréotypes est balayée. Il y a longtemps en Haïti, bien des années après l’explosion du rap, cette fausse idée relayée par une petite aristocratie bien-pensante selon laquelle le rap est une simple musique de rues, de ghettos et donc les salons lui sont inatteignables. Master J, Original Rap Staff et bien d’autres précurseurs n’étaient pas parvenus à renverser complètement les murs érigés contre le mouvement rap dans un pays aux murs invisibles. Il y a eu, bien des années après, l’explosion de Barikad Crew et Rockfam. Des enfants de l’Haïti profonde qui chantaient les misères séculaires du peuple, l’exclusion sociale… Ils ont dominé toute une époque mais les murs sont restés quasiment intacts, les mêmes que Fantom a secoués samedi soir.

Fatom n’est pas un héritier. Il n’a pas grandi en écoutant du rock, du jazz, du blues. Il est juste un maillon de cette bande de potes attroupés sous le label Barikad Crew en 2005. Ils sont tous marqués au fer rouge par les mêmes  privations. Ils ont grandi, et à mesure qu’ils grandissaient, la pauvreté leur semblait être  l’horizon indépassable. Ils ont vécu la violence du système mais ils l’ont transposé dans leurs textes. Et, enfin, la gloire. Certains de leurs hits, bien avant la mort de trois d’entre eux, qu’on disait les piliers du groupe, sont élevés au rang de l’évangile. Fantom est passé dans le moule. Il n’est pas du genre à cracher sur l’histoire. « Avant hier soir, je pleurais sur mon lit pendant que j’écoutais “Goumen pou saw kwè”. Ma femme m’a surpris… Je veux remercier Katafalk. C’est grâce à lui que je suis devenu celui que je suis», confie-t-il, peu avant le début du concert.

L’enfant terrible du Bas peu de chose (BPC), qu’on disait hautain, suffisant, et enclin à “clasher” n’importe qui pour n’importe quel post anodin qui s’en prend à ses textes, s’est soudain métamorphosé. Comme si brutalement le temps a agi sur le rappeur et l’a assoupli. Le Léoganais, qui ne rate jamais une occasion de parler de Soso, sa maman, qui peut facilement atteindre les sommets de l’excellence dans l’art de raconter les déboires d’une jeune fille fraîchement arrivée à Port-au-Prince comme les misères de ses congénères des ghettos d’Haïti, ne perd pas de vue son “flow”. Il chante les siens, les carences élémentaires d’une catégorie sociale dans un pays effroyablement inégalitaire. «Manje anpil ap gate andedan kay Zache. Poutan Pòl gen sèl anba lang grangou ap fèl rakle. Grannèg pa kyè pou malere mizè ap masakre.»

Il ne pouvait pas mieux ouvrir la soirée. “Pawòl la” tombe bien. La chorale répond. Les musiciens sont au rendez-vous. Fantom sourit, tourne le dos aux caméras pour créer l’ambiance, présente ses musiciens. On se croirait par moments au bal d’un de ces ténors du Konpa dirèk s’essayant au Jazz. Le bassiste, le keyboardiste, le trompetiste… tous y vont de leur touche. Les commentaires affluent sur les différentes plateformes en ligne qui retransmettaient l’événement. Fantom est redevenu lui-même. “Chassez le naturel, il revient au galop”, dit-on. Il bombe le torse. Il lance des petites piques à peine voilées, comme si toutes les plateformes en ligne d’Haïti devraient se mettre au service du roi, du «général». Il enchaîne avec “Men nom nan”, “di mwen”, ou encore “Asefi”, des tubes qui rappellent la domination de toute une époque, celle où Fantom était le seul «général».

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Mais depuis quelques années, avec l’extinction presque latente de la polémique Barikad/Rockfam, avec l’émergence de nouvelles voix, de nouveaux rappeurs non moins sans talents, l’icône Fantom a pris des rides. On disait son époque dépassée et son “flow” pas assez mis à jour. Fantom le sait mieux que quiconque et était en colère. Il a voulu relever ce défi, réunir du monde et réussir à la barbe de ceux qui lui donnaient pour “mort”. Son entreprise de réincarnation a été mûrement préparée. Il a embauché et donné les clefs de l’événement au talentueux Abdias Laguerre. Un guerrier, qui se sait épié et attendu, cherche toujours à assembler la bonne artillerie pour ne laisser aucune chance à l’adversaire. Fantom pense l’avoir fait samedi soir, surtout pour un rappeur aussi sanguin qui met régulièrement à dos promoteurs, organisateurs d’événements et animateurs de radio.

Et puis, comme si le pubic – plus d’une cinquantaine de milliers de fans sur les réseaux sociaux – devrait forcément redécouvrir en une seule soirée les deux faces de Fantom, celui-ci est réapparu en tenu bling-bling après avoir remisé son veston le temps d’une pause. Il revient en jeans et jacket. Comme un nouveau début et non le début de la fin, il refait le show. Il réinterprète des tubes à succès de son palmarès. Après avoir ouvert la voie en rappelant désormais que le rap peut se jouer en full band dans les salons les plus huppés, à rebours du conservatisme plat de notre époque, Fantom scande “Dechaje”, un tube qui appelle à faire retentir les balles, comme s’il fallait enfin laisser s’échapper l’idée que le rap se nourrit de ces interdits, aux USA comme en Haïti. Du champagne coule. Il vient de réussir l’impensable. Fantom ne retient pas ses larmes. Des pleurs qui annoncent peut-être d’autres combats herculéens…


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