Thu. Apr 25th, 2024

Port-au-Prince Post

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Partie III. Passe d’armes entre Mehdi Chalmers et Ralph Jean Baptiste

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Ralph Jean Baptiste et Mehdi Chalmers

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Le plus beau des non-sens

Réponse à la réponse de Ralph Jean-Baptiste

De la brutalité des nuages

Par Mehdi Chalmers

Ma réponse sera courte. Une fois n’est pas coutume. Je suis content du temps que tu as pris pour répondre. Il me semble mieux comprendre ta profession de foi contre l’Engagement et ton désaccord véhément envers mon article sur les activités culturelles. Bien que je m’y perde par-ci par-là dans ton argumentation (tu pourrais me dire la même chose… question de paille et de poutre), je respecte la cohérence d’esprit, et certaines nuances que tu me fais le plaisir d’élaborer en plus de détails. Je préfère ce déploiement à la question brutale et sentencieuse (à Jaden Sanmba et ailleurs) sur la possibilité pour l’artiste d’être engagé ou de parler de son oeuvre. Cette question qui ne m’a jamais paru utile – ni politiquement, ni socialement, ni philosophiquement – puisque tu semblais déjà avoir la réponse, sans vraiment vouloir la partager (pas avec pédagogie en tout cas). Elle était surtout purement négative: ta conclusion était déjà faite sur l’impossibilité pour l’artiste de parler de son travail, tu n’accordes que le néant à ses commentaire sur son art, et tu lui ordonnes de se contenter de composer/barbouiller (tout en lui refusant toute paternité) puis de fermer sa bouche. C’est une position originale.

Pour ma part, j’ai toujours pensé que les textes des artistes sont ce qu’il y a de plus intéressant en ce qui concerne l’esthétique ici et ailleurs. Même quand ce n’est pas abouti, ça peut ouvrir des portes, si et seulement si l’auteur nous intéresse. Ça ne m’arrive quasiment jamais “d’aimer” puissamment un critique littéraire, à quelques rares mais notables exceptions. Par contre, j’aime le Baudelaire des Salons (où il parle de peinture, mais en en filigrane c’est l’écriture la question) le Valéry des Cahiers, le Wilde des Essais, Le Coleridge des Biographia Literaria, le Poe de Eurêka, le Mallarmé des Divagations, le Reverdy du Gant de crin, le Breton des Manifestes, le Aragon du Traité du style, le Paz de l’Arc et la Lyre, le Borges du Livre des préfaces, des Conférences, des Enquêtes etc. Je dis ces titres, parce que justement c’est ma bibliothèque intérieure adorée. En philosophie de philosophes – Hegel, Kant et consorts – je m’ennuie souvent vite pour ce qui est de l’Esthétique, même si je m’agenouille devant leur génie. Entre parenthèse complètement hors-sujet, je pense à Gérin qui reproche aux “intellectuels haïtiens” de trop souvent citer des auteurs et de faire dans le name-dropping. Il a raison de se méfier de ça, mais mentionner les auteurs et les titres qu’on admire est un exercice obligé quand on aime virevolter dans les nuages, les nuages sont très utiles, peut-être même utiles à la Révolution, quoiqu’en pense le révolutionnaire impérieux qui veut des actes et des actes et encore des actes. Je suis avec Baudelaire encore, bien qu’il prétende avoir été dépolitiqué… ce qui est une boutade de sa part, Baudelaire est politique jusqu’aux cheveux. Comme ce poème :

Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis? ton père, ta mère, ta soeur ou ton frère?

Je n’ai ni père, ni mère, ni soeur, ni frère.

Tes amis?
-Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.

Ta patrie?

J’ignore sous quelle latitude elle est située.

La beauté?

Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.

L’or?

Je le hais comme vous haïssez Dieu.

Eh! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger?

J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages!

Pas convaincu? Bref, je reviens à nos moutons… tu as donc souligné dès le début une chose importante pour un lecteur qui s’intéresse à la critique des écrivains sur leur art. C’est vrai que l’unité de mesure de la connaissance n’est pas le fait d’être un simple ouvrier de mots, mais c’est en amont la qualité des oeuvres et nos vécus de ces oeuvres qui fera qu’on s’y intéresse, c’est ce qui colore la possibilité d’un discours valable sur l’art par l’artiste, doublé de son éventuel talent pour la langue de l’essai (conversationnelle et spirituelle) allant avec la vraisemblance du récit qui prétend au documentaire, tout en sollicitant des mantras, des concepts, des tactiques, des acrobaties etc. Dans ce labyrinthe la prétention à la vérité est à peu près la même que pour n’importe quoi, variable, avec en plus l’argument du savoir-faire (diversement reconnaissable, selon l’auteur et sa valeur) qui est un critère qui a son poids, peut-être pas en tonnes, mais au moins en kilos. Sur ce point et sur beaucoup d’autres je te suis reconnaissant de me pousser à plus de précision avec moi-même. Je ne compte pas atterrir, comme on dit, mais je veux bien changer d’altitude pour qu’on se parle au plus proche, reprendre tes contre-arguments, dire plus simplement ce que je veux de l’art et des artistes et ce que je veux de toi qui assume une autorité du discours comme public, comme opérateur et comme philosophe.

Comment avancer sans catégories claires

Dans l’ensemble je te reprocherais de ne pas être allé à l’essentiel avec mon propos, contrairement à ce que tu dis, mais je te reconnaitrais d’être relativement exhaustif, contrairement à ce que tu dis. Sauf que certains de mes arguments sont un peu déformés sous ta plume. Par exemple je ne dis pas de but en blanc qu’une “double transformation” (des oeuvres à partir la société et vice versa) est possible, je dis qu’il est naturel et bon de se poser des questions sur cette “double transformation” si elle existe ; plus loin encore quand tu me résumes, tu reformules assez bien le jeu entre “engagement” et “circonstance”, mais tu écorches subtilement ma pensée : oui, ce qui est consubstantiel à l’art pour moi c’est la circonstance, donc l’engagement au sens habituel est aussi important en tant que circonstance qui me contraint à l’écriture. Tu ne dis pas le contraire, mais tu utilises exprès l’extension (un peu métaphorique) que je donne à l’engagement contre moi. Mais c’est de bonne guerre. En réalité ce n’est pas de ta faute, c’est le mouvement propre de mon argument qui se prête à cette torsion. Là où tu respectes le moins mon texte c’est quand tu me cites avec “l’art engagé traite d’oeuvres d’art qui défend une cause spécifique, qui s’y emploie, où l’on identifie une opposition, un enjeu, une vision, une visée”. Tu prends cette définition comme si je la faisais mienne avec le plus grand des sérieux, et comme si elle aspirait à la conceptualité la plus solide, alors que c’est la vision souple et large de l’engagement qui est la mienne, celle où toute présence est engagement, ce qu’il faut assumer et ne pas se gêner donc d’être artiste engagé-engagé… du coup cette définition improvisée je l’avais spécifiquement balancé avec un peu d’ironie pour dire qu’une compréhension ordinaire pas très rigoureuse mais assez fonctionnelle ne serait pas facilement d’accord avec mon idée encore moins rigoureuse, plus simpliste mais plus radicale (au sens d’aller à la racine) selon laquelle tout système de discours sous forme d’oeuvre s’intègre à l’écheveau d’une société faite de rapports de force et de constitutions collectives agonistiques, bellicistes ou harmonieuses… que donc tout peut être considéré comme engagement, parce que engagé c’est être pris, et qu’on est toujours pris. Je sais que c’est alambiqué. Je croyais ça assez futé parce que c’est juste platement vrai. Mais je me suis peut-être laissé emporter. J’ai bien dit dans mon texte que c’était tortueux comme approche, mais que c’était pour montrer qu’il n’y a rien de plus normal que l’art engagé. Sur la position elle-même tu m’as très bien compris d’ailleurs, mais ton usage de ma définition est fausse. Je continue. Ailleurs, tu retranscris correctement, quoique rapidement, ce que je dis: que l’engagement n’est pas une catégorie nécessaire pour écrire un poème. Tu sembles vouloir retourner le vertige que je trouve dans tes arguments contre moi, en montrant que je m’embrouille dans mes nuances logiques qui aboutiraient à des conclusions lourdes sous couvert de lyrisme qui cache son côté carnassier. Admettons. Je souligne cependant que le point sensible dans mon lyrisme ou ma logique lourde et que tu balaie un peu vite est que l’engagement est un possible, un aspect latent de l’art – tout comme le Politique chez Carl Schmitt est une question de gradation… d’intensité d’un problème qui peut émerger de n’importe quel commerce humain – il peut arriver que cette présence latente se fasse pressante, même quand ce qu’on règle dans la vie c’est un poème ou deux, et qu’on ne sait pas vraiment ce que ça va faire de s’engager plus à fond, mais qu’on s’y fraye parce qu’on en ressent le besoin. Mais on n’est pas obligé évidemment, surtout si on sent le ridicule de l’impuissance, c’est très bien aussi de se retenir (je me rends compte ici, qu’entre “faire”, “pressant” et “se retenir” on pourrait me reprocher de filer une métaphore scatologique, ce qui irait bien avec une définition d’artiste de la création poétique, celle de Bukowski : “It has to come out like a good hot beer shit. A good hot beer shit is glorious, man. You get up, turn around, look at it and you’re proud. The fumes, the stink of the turd, you look, you say, ‘God, I did it. I’m good.’ Then you flush it away and there is a sense of sadness when just the water is there. It’s like writing a good poem, you just do it. It’s a beer shit. There’s nothing to analyze, nothing to say, it’s just done. Got it?”) . Cette définition merdique de l’art pourrait te satisfaire, sauf qu’elle se contredit aussi puisqu’elle s’analyse elle-même depuis le point de vue de l’artiste. Mais passons.

Comme tu dis si bien, dans l’absolu “on ignore somme toute ce qu’est l’engagement, voire si une unité conceptuelle de pensée synthétise une quelconque idée de l’engagement que l’on tient enfin sous les yeux”. Je veux bien que l’engagement en art soit une catégorie historique floue. Ce qui peut ramener l’art à de l’engagement c’est pour l’essentiel des relations empiriques qu’on peut ramener en partie à ce qui est un engagement politique qu’on connaît mieux, comme dans la relation problématique entre les chansons dites “politiques” du polémique prix Nobel de littérature Bob Dylan avec sa présence aux manifestations anti-vietnam ou pour les droits civiques, repris par les manifestants ; ou le fait que Sam Cooke l’auteur de A change is gonna come ait écrit cette phénoménale chanson engagée en réaction à l’émotion qu’il a eu que Dylan, un Blanc, ait écrit avant lui Blowin in the wind sa bouleversante composition qui fustige l’amérique raciste, domaine qui tenait à coeur à Cooke, parce qu’il en avait souffert, et les militants, les Noirs, tous ceux que ces horreurs ont marqué ont vibré avec cette chanson… ; un autre cas de relation serait le parallèle des conséquences fatales d’un engagement du pur militant contre un pouvoir (menaces, emprisonnement, assassinats) et celles que subit de temps en temps celui qui écrit un poème engagé, comme Mandelstam que je mentionnais dans mon texte… ça peut arriver, et on peut s’interroger sur les intentions de l’auteur et la réception du tyran… ; ce sont quelques pistes, ça ne synthétise pas, et ça laisse la place à l’erreur mais ça suppose de prendre au sérieux les points où les choses se recoupent par du texte. Je veux dire que “texte engagé” ce n’est pas facile à définir, mais ça peut plus ou moins bien subsumer certains contextes et certaines productions – sans les résumer – même si la conclusion était que ces textes ne font pas grand chose ou pas grand chose de ce qu’ils prétendent faire.

Au risque de me re-répéter, ce qui est nécessaire c’est d’admettre la circonstance d’une écriture, les circonstances de tout, les détails de tout – d’une diarrhée ou d’une danse, d’une fête ou d’une mort – il y a des circonstances aux choses et ces circonstances nous mènent, et on s’y engage… régulièrement. C’est tout. Il n’y a pas de distingo radical entre engagement et non-engagement. Un non-engagement est un engagement aussi, par exemple à ton lit, ou ta famille, à ton travail, au statu-quo. Il y a une différence de degré. Ce n’est pas catastrophique de ne pas pouvoir subsumer complètement et de faire large, il faut schématiser simplement, selon des usages concrets, dans leurs diversité.

Je n’ai jamais prétendu présenter un dévoilement de l’art, seulement autoriser des axiomes sans quoi on appelle au silence et on défend une vision exagérément herméneutique et autonome des poèmes, par rapport aux autres faits de la vie, ce qui en appauvrit l’expérience selon moi. Un de ces axiomes que je défends est que l’artiste en sait un peu sur ce qu’il crée. Un autre est que même si le texte dépasse l’intention et l’autorité de l’auteur, il n’est pas concevable d’éjecter l’auteur pour privilégier l’Infini qui suppure du texte. Sinon, avec ou sans théorie de la connaissance, tout domaine de “création” artistique ou pas, est nul et non advenu, les hommes sont des robots programmés par une essence inconnaissable. Je ne crois pas ça, ou disons que cette vision du monde (dans sa caricature du moins) m’est sans intérêt. Mon expérience des livres que j’ai cité plus haut – et là c’est purement personnel – sans beaucoup d’autres preuves définitives fait que j’ai tendance à estimer que l’artiste dit probablement des choses intéressantes sur l’art, parfois plus que la plupart des autres commentateurs. Tout ça ne dit pas grand chose sur l’art en théorie, il dit que l’art est humain, que l’art est lisible, et tout ce qui s’ensuit.

Chemins qui mènent quelque part

Il y a un moment où nous serions presque d’accord, tu dis bien que le poème est langage mais que le langage théorique ne permet pas de bien distinguer ce qu’est le poème par rapport à un autre discours. Je suis d’accord. Il faut autre chose que la fameuse “fonction poétique” qui est une blague. Le problème est difficile, c’est tout le problème de la valeur du poème. Le problème du poème c’est qu’il vient d’un sujet qui doit se distinguer mais qui n’est qu’un sujet comme un autre. C’est pour ça que tu prends le problème par le mauvais bout. Tu penses que l’art est insituable parce qu’il n’y a pas de sujet-artiste. Non l’art est insituable parce qu’il y a un sujet. Un sujet c’est ce qu’on n’arrive pas à situer. C’est ce qui se devient! Mais bon je veux pas rentrer dans de la métaphysique sans en avoir les moyens. Il y a en tout cas une intention du poème, une des particularités du poème est qu’il veut rentrer dans lui-même comme langage, ce que tout discours ne fait pas nécessairement, mais peut faire en-dehors de l’art, c’est une question de situation limite, une question d’intensité qui peut se convoquer mais qui est finalement libre d’apparaître aussi un peu partout. Tu vois, le poème – j’essaye de te le dire – est juste une chose qu’on dit. Seulement cette chose marque avec tous les moyens à sa disposition que son dire c’est elle, et ce qu’elle dit c’est elle aussi, son existence dissout insensiblement le dualisme signifiant-signifié, pour rappeler qu’un sujet est toujours un sujet de langage. Cette réflexivité marque l’intensité propre du poème comme discours parmi les discours, comme quand sous le coup de la colère nous séparons les syllabes, pas parce que nous faisons un poème, mais parce que le langage pèse de tout son poids sa capabilité comme tu dis. C’est un peu pareil, parce que ou malgré le langage, ça dépend du poème. Il y a intensité parce que le langage se détranspare pour mieux se démarquer, il compte faire un peu mieux ce qu’il fait, et en même temps il montre qui il est. Idéalement on a ce rapport à la spiritualité de l’homme, et en même temps on peut régler ce que veut dire-faire en poème, comme simplement “faire tourner la tête à une femme” si on prend au sérieux le beau film pour adolescent Le cercle des poètes disparus.

Tu as mentionné les animaux. Je ne sais pas pourquoi tu m’a parlé des animaux et de leur langage. J’adore les animaux. Ils sont souvent beaux. Je ne m’intéresse vraiment pas au langage des animaux (en tout cas rarement, en matière d’éthologie je préfère leurs techniques de prédations et leurs méthodes de reproduction), leur langage, il est moins intéressant que celui des hommes, parce que j’y comprend moins de choses. Sans aller jusqu’à Pascal ou Descola, je parle en général à des humains, il m’arrive de parler seul parfois, rarement à des chats. Mais ça n’a pas grande importance, les chats, ils ont juste un regard que j’aime bien quand il viennent se faire caresser.

Mon texte a sa perspective : laisser créer les artistes, les laisser parler, jouir des oeuvres, puis juger de la réalisation et quelquefois de leurs propos sur l’oeuvre, avec les quelques moyens qu’on a… bavards ou pas. Ça ne requiert pas obligatoirement de théorie de la connaissance en art (et si elle est impossible tant mieux), ni de théorie de la connaissance en général. Pas une théorie qui nécessite du fondationnel solide en tout cas. Seulement un minimum de Réalisme minimal mais vigoureux à la Putnam ou Ogien… plutôt du Pragmatisme en somme. Une théorie viable en art est celle qui encourage les oeuvres viables à continuer dans leurs pratiques. Une pratique viable est pour les artistes de partager leurs expériences (ce qu’ils peuvent en reconstruire) de la création. Je fais une parenthèse, j’utilise “créateur” au sens léger, un auteur est créateur pour moi comme un amant est créateur, ce qu’il fait est de lui et que de lui, mais tout n’est pas de lui. Le reste des théories, ce sont des petites épices que je m’accorde quand je fatigue des poèmes et que j’ai envi d’entendre des philosophes parler brillamment de ce qu’ils connaissent ou ne connaissent pas.

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C’est pour ça que tes implicites appels au silence des jeunes auteurs qui intervenaient dans les rencontres auxquelles nous avons assisté ensemble m’ont toujours paru… confondantes… parce qu’à chaque intervention de ta part je me suis toujours attendu à de profondes questions ou réactions sur la vision du monde, sur la portée des thèmes, sur l’éventuel déchet théorique ou esthétique… mais à chaque fois depuis quelques temps, je n’ai reçu de toi que l’inlassable mise en cause de la légitimité de la parole de l’écrivain sur son oeuvre. Peut-être que ça m’a fatigué, à force, même si c’est une approche intéressante au départ. Je ne sais pas. Je voulais simplement t’amener à admettre qu’une part de l’art et du discours sur l’art est simplement par moment ce qui m’est communiqué minimalement par le langage, point barre, et que ça peut être vrai ou en partie vrai, ou au moins digne d’être pensé à partir du propos lui-même et pas à chaque fois sur son fondement transcendantal… quitte à faire un saut mystique après, et parler de la faille dans le langage que le poème ouvre et que… et que… le commentaire ne saura jamais dire ce que dit le poème etc. Bref. Je veux bien de ça, mais ce que je veux c’est que ça se fasse seulement quand tu auras fini de bien prendre ton plaisir sensible et théorique dans le poème, celui “qui fait tourner la tête à une femme” (ou qui aura réveillé son indifférence) ou qui te rappelle ton enfance. C’est ce que je veux : ton plaisir éventuel du poème, riche et stratifié, tout ce qu’il a à dire et tout ce qu’il ne dit pas, c’est ce que je voulais te rappeler d’estimer avec respect et intensité. Est-ce une fréquencité, de vouloir t’imposer ce désir? Sûrement. Mais c’est important pour moi. Sinon comment allons nous continuer à parler de nos lectures personnelles des textes si ce que tu veux en lire ou discuter c’est simplement que l’artiste ne sait pas ce qu’il dit et que le poème n’est pas de la communication? Ça m’attristerait si nous étions obligés d’en rester là, encore et encore. Dans les faits ce n’est pas ce qui se passe. Mais ton insistance à revenir sur cette approche me donnait un peu de souci.

En somme, mon idée est qu’il ne faut pas admettre avec trop d’assurance des positions philosophiques qui tournent singulièrement à vide par rapport à nos usages du poème, puisque nous les vivons. Par exemple, il semble me souvenir que nous avons erré dans Port-au-Prince, ensemble avec Fredo et Snold et Shelda, imbibés et heureux, passionnés et mélancoliques dans le noir accueillant et vaguement menaçant pour qui ne s’y connait pas (mais vous vous y connaisiez) des ruelles menant à Magloire Ambroise à 2h du matin, en amis, discutant de tout et parlant de vers, et lisant à un moment d’un livre que j’avais par hasard dans ma poche (un Aragon je crois) qui disait l’errance dans la ville, la sienne et la nôtre.

Ta position depuis deux ans je pense semble nier cette simple expérience des sens langagiers-existentiels absolument mondains et absolument spirituels du poème.

Écrire, vivre… s’engager (plus ou moins), et autres enfantillages

Si je ressens des émotions esthétiques, et si je pense mon oeuvre, alors l’oeuvre existe et est pensable. C’est ça mon argument central sur la question de la maîtrise : je vis ma création dans le monde, je pense à ma création, je la rapporte aux mots, aux vies et aux choses du monde qui m’appartiennent. Pour le nier il faudrait encore ce Malin Génie qui créerait à la fois le monde, mon oeuvre et des fausses pensées en moi, me fourrant constamment dans la tête et dans le vers que j’écris ce que je pense vouloir écrire et tout ce à quoi je pense en écrivant. C’est ça ce qu’il faudrait envisager pour nier toute maîtrise de l’auteur. Je trouve l’hypothèse un peu coûteuse et peu féconde pour l’art comme pour la vie. Comme j’aime l’art et que je n’aime pas les constructions trop coûteuse philosophiquement, ça ne me plait pas. Mais bon. Tu as le droit d’être plus libéral et plus téméraire que moi philosophiquement.

Sur l’engagement je serai le premier à admettre que le mien est fébrile et qu’y prédomine l’intention, que beaucoup sont fébriles, et que sur le terrain de l’engagement la critique devra être politique, comme pour tout ce qui est politique. Je soutiens que certains engagement peuvent être bons, utiles, si pas obligatoirement nécessaires ou efficaces. Mon point est de dire que la circonstance de l’engagement au-sens-strict n’est ni plus ni moins réelle que celle de l’amour ou de la mort ou de la mer ou d’une dodine. C’est un sujet de parole poétique possible.

J’admets l’absence de repères clairs dans ma conception, dès lors que même sans repères clairs on peut assumer la cohérence d’un position situable (et elle l’est, situable, d’ailleurs tu la situes) puisque ce que je veux est exactement la puérilité, la naïveté d’une mise en rapport, celle du sens commun, qui, en voyant un chat pense d’abord à un chat, qui, en lisant certains poèmes de Nazim Hikmet et de constater qu’il fait douze ans de prison pour ses engagements et ses textes, se dit que c’est un poète engagé, ou qui lit les Feuillets d’Hypnos de Char et y voit des poèmes qui racontent le maquis de la Résistance à côté des fulgurances surréalistes et métaphysico-post-métaphysiques (qui font son lien avec Heidegger) et bien, devant ça, la puérilité se dit que ce texte fait un lien entre l’expérience poétique et la circonstance de son écriture. Pour moi la puérilité a ici raison face à l’exigence d’une théorie du langage et de l’art qui nierait l’incarnation d’une poétique-politique ici-et-là.

Que ma position spécifique soit similaire à celle du Banquier anarchiste de Pessoa (en moins puissant) est une remarque lumineuse et pleine de flatterie, qui rejoint d’une certaine manière ta critique de l’intention qui prédomine l’acte. L’analogie m’enchante, je la prends donc pour moi et l’assume entièrement. Seulement je proteste contre ton assertion selon laquelle je ne chercherais pas à me sauver d’abord, tout comme lui. Si je ne cherchais pas à me sauver (en plusieurs sens) j’en ferai beaucoup plus et en plus tapageur, en moins pantouflard, en moins timide et réflexif… je cherche à me sauver… c’est seulement sur cette nuance que je ne suis pas d’accord avec ton analyse de mon tempérament de banquier… je suis très très porté sur mon salut. Par contre ça n’empêchera pas d’éventuellement y passer avant le “grand déballage”.

Tout ça, en tant que polémique j’entends, n’est pas si sérieux de toute façon : ma position ne résume pas l’ensemble des possibilités de l’engagement, l’ensemble des engagements, qui sont, contrairement à ce que tu dis, parfaitement trouvables, notamment dans l’exemplarité de certaines vies (exemplaires au carré) et pas du tout dans des “cadres conceptuels, qui puissent d’eux-mêmes justifier cette théorie de l’engagement politique de l’art”. Il n’y a pas de théorie politique (systématique) obligatoire, il y a des vies politiques liés à des productions de textes, il y a des textes qui portent en eux (en partie) ces vies politiques entre autres choses qu’ils portent en eux. Comme tu dis très bien comme d’habitude : [Mehdi] ce qui l’intéresse c’est “l’effectivité des choses”. Toutes les théories me vont, tant qu’elles permettent l’effectivité des choses.

Cela ne t’étonnera donc pas que je réponde : “Évidemment! Un poète peut être macoute.” Ce serait étonnant qu’un poète ne puisse pas être macoute du tout. On peut être poète et nazi, poète et pédophile, poète et banquier, poète et sioniste, poète et transhumaniste, et communiste bien sûr, néolibéral aussi, poète et behavioriste, etc., à l’infini. Ce n’est pas une découverte. Que quelqu’un s’en offusque est relativement compréhensible, mais je suis d’accord sur le fond : c’est bien banal. Mais c’est aussi la preuve que la phrase qu’on cite constamment de Pessoa est une des rares sottises qu’il a écrit, comme quoi “la littérature est la preuve que la vie ne suffit pas”! La littérature n’est en rien la preuve que la vie ne suffit pas. La littérature est de la vie, comme le sexe, la philosophie, la politique, la cigarette, le sport, les enterrements, le bricolage, les meurtres, les amis, etc. Les choses qui font la vie se croisent, s’augmentent, s’excluent, se poursuivent, se mélangent. Il y a de la littérature politique, de la littérature pour se masturber, de la littérature pour tuer, de la littérature pour danser, de la littérature pour glorifier les dieux, etc. La plupart du temps une oeuvre est plusieurs à la fois. La vie ne suffit pas parce que la vie est courte et qu’il y a toujours des vies en plus… dont la littérature.

Je te ferais remarquer que je ne suis pas convaincu non plus par les propos d’Alexis sur l’art, parce que tous les propos qui amputent l’art de sa multiplicité (dont politique) me sont suspects. Dans le texte d’Alexis pour beau et fécond qu’il soit, il y a une outrance d’idéologie étriquée (qui s’explique par un cadre polémiste…), il y a une outrance de jeunesse arrogante propre à Alexis et une outrance d’époque. Comme dans le texte de Roumain sur Saint-Aude. Ces propositions sont pourtant à méditer, dans la mesure où ils impriment quelque chose sur une oeuvre plus que valable. Qu’est-ce qui s’imprime sur l’oeuvre de cette pensée esthétique (poético-politique)? Pas tout, c’est sûr. Mais pas rien. Que ça n’y imprime rien : c’est ce qu’on devrait penser si on allait dans ton sens jusqu’au bout. Une telle conclusion me paraîtrait imprudente (impudente). Encore une fois, nous n’avons pas le même rapport à la prudence et pas sur les mêmes objets. Il faudrait voir plus précisément pourquoi à l’avenir.

Mais je ne pense pas qu’on doive dire ce qu’est l’art. Ni moi, ni personne. Je préfère qu’on en fasse. Par contre je n’ai rien contre essayer de le dire, pour les philosophes comme pour les artistes. J’aime bien qu’on parle de son oeuvre, qu’on s’essaye à transmettre des expérimentations mentales, des techniques, des tours de passe, et qu’on formule la dialectique des émotions qu’on se voit capable de créer etc. Je pense que l’art dit des choses humaines.

Tu dis en passant n’être pas convaincu par la nature du langage comme porteur de sens par les sons arbitraires qui le constituent, ainsi de suite… tu ne dis pas ça exactement comme ça, mais à peu près. Je ne vais plus aborder ce dossier. De toute évidence je ne peux pas te persuader du contraire. Je ne comprends pas cette position philosophique. C’est peu dire. Je vais continuer à te parler d’autres choses comme si le langage avait un sens pour nous deux et nous en resterons là sur cette question.

Je pense que les humains et leurs discours existent et je les apprécie. Ce qui distingue le discours de l’art des autres discours est le sentiment esthétique, certes. Ce sentiment je veux bien temporairement ou à jamais ne pas pouvoir l’identifier conceptuellement. Je veux bien trimer pour le définir et échouer. Je veux par contre dire comme Schopenhauer à propos de l’Amour, que ça existe parce qu’on ne parle pas autant et on ne prend pas autant au sérieux une chose qui n’existe pas. C’est un argument fragile, mais c’est un bon point de départ. Il y a trois choses comme ça, la Divinité, l’Amour, l’Art. On en en parle beaucoup, on les cherche. Dieu est celui des trois qui aime le plus à se cacher. Pour les deux autres c’est plus facile, on a les objets sous la main qui se font appeler ainsi. L’amour et l’art se manifestent sous forme d’objets aimés. Ces objets sont-ils véritablement ce qu’ils disent être? Aimé-je vraiment? L’objet est-il vraiment aimable? Ce poème est-il un poème? Ça, c’est difficile à postuler définitivement, oui. On bricole un peu pour repérer le critère de jugement, ce qui dit la valeur… ce critère qui mesure l’amour ou l’art, ce qui distingue le réel du faux. Mais ne pas l’avoir, ou en avoir un qui soit mouvant, n’est pas grave. Ce qu’il nous faut c’est de les rendre défendables. Tu vois, il faut dire les traits qu’on aime dans ce qu’on reconnaît comme bouleversant. C’est tout. Et si on ne peut pas dire avec fracas les traits qu’on aime, oui, qu’on se taise.

Pour finir, je suis un peu déçu que tu n’aie pas réagi aux textes de Mallarmé, Davertige et d’Antoine de Saint-Amant que je t’ai partagé dans mon texte. Après tout c’était la part la plus généreuse et personnelle de mon échange. Mais nous aurons l’occasion d’en parler, et ta disponibilité à répondre sur tout le reste rattrape largement cette petite lacune.

J’avais dit que ma réponse serait courte. Ce n’est pas tout à fait vrai, elle est plus courte que mes premiers propos. J’aurais pu me contenter du premier paragraphe, mais je suis un incorrigible graphomane.


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