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Qui peut changer Haïti ?

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Via Artsy

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À la mémoire de Patrice Michel Derenoncourt, mort sans sépulture.

Par Ralph JEAN BAPTISTE

À «Anba Zanmann Kay Sonson Mathurin», où un groupe d’amis et/ou des connaissances ont l’habitude de se retrouver hebdomadairement pour réinventer la vie, discuter de tout, et notamment d’Haïti, une question troublante est incidemment évoquée récemment. Il s’est agi de se demander «Qui peut changer Haïti?». Si l’on revisite l’histoire politique d’Haïti, il y a fort à parier que cette question n’atteste d’aucune nouveauté dans notre vie de peuple. Dans le contexte actuel simplement, qui se présenterait sous la forme d’une «crise ouverte», elle fait montre, c’est le moins qu’on puisse dire, d’une actualité manifeste, due au fait qu’elle fait le constat de ce que des voix se lèvent et déclarent être en mesure de changer le pays.

Dans ce contexte particulier, ponctué de tensions de toutes sortes, mettant à mal la vie en Haïti, prenant fait et cause pour la mise en place d’une «nécropolitique», et où depuis un certain temps, pour la plupart d’entre eux, des acteurs désireux de voir les choses haïtiennes prendre un tournant positif, avaient commencé à se rassembler, et plus précisément à la suite de l’assassinat du Président Jovenel Moïse, la question liée à la nécessité du changement, à laquelle ferait pendant celle de savoir qui ou quels groupes peuvent en être les porte-drapeaux, investit le champ de nos perspectives.

Une fois de plus, l’idée de panser, de cicatriser les plaies d’Haïti et de regarder désormais et définitivement vers l’avant en proposant une charte de citoyenneté, un autre pacte social, un nouveau contrat social commande les orientations politiques de l’heure. Au lendemain surtout de l’assassinat de Jovenel Moïse, 58 ème Président de la République d’Haïti, le pays enfile, comme on le sait tous, la métaphore politique de «l’accord». D’un côté comme de l’autre, l’objectif visé est, s’il fallait encore y insister, le même: changer la vie, faire émerger un nouvel ordre politique haïtien viable.

Une idée avantageuse d’Haïti?

Pour le dire en peu de mots, les accords en question, notamment ceux de Montana et du Premier Ministre Ariel Henry, souhaitent une Haïti souveraine, républicaine, laïque, populaire, progressiste, démocratique, solidaire et inclusive, de sorte que la solution à la crise soit inter-haïtienne, et privilégie les intérêts supérieurs de la nation.

Sans forcer les traits, il est possible d’admettre que, sauf quelques nuances de principe et de conjoncture, cette littérature, rendue vivante à la faveur du «cycle de révolutions à l’haïtienne», est classique sous nos cieux. Elle a donc fait ses preuves depuis «Résistance à l’oppression», rédigé par les vainqueurs de la mort de Dessalines, au «Nouveau Contrat Social» de 2004, en passant par le Manifeste de Praslin, «l’Accord de Governors Island», «l’Accord pour une sortie durable de la crise politique» signé entre le Président Michel Martelly et quatre partis de l’opposition de l’époque, pour ne citer que ces exemples.

Proposés en général par les acteurs politiques et/ou de la société civile haïtienne à des moments critiques de notre histoire de peuple, ces accords pour changer Haïti attestent du fait que nous pouvons être de bons élèves de l’ordre démocratique et républicain mondial, qu’Haïti en ce sens n’est pas un «singulier petit pays» réticent à toute velléité de modernisation, et que la montée du despotisme et des conditions qui le favorisent, en y faisant son lit, comme nous en parle Michel-Rolph Trouillot dans “Les racines historiques de l’Etat duvaliérien”, peuvent etre contenues à jamais.

Quel pourrait être le nom de la «crise ouverte»?

Faisons cette considération de principe: autant nous ne sommes pas sûrs de savoir si ce que nous vivons, «le problème haïtien», pourrait dire Edelyn Dorismond, peut être saisi sous l’égide du concept de crise, autant, à supposer qu’on entérine ce regard, il se révèle difficile d’identifier un moment premier de celle-ci dont les déploiements subséquents culmineraient dans un point d’achoppement, soit la vacance présidentielle actuelle.

Si l’on veut jouer le jeu du recoupement, il est fort à propos de penser que tout se joue dans le contexte qui favorise l’accession au pouvoir du président Michel Martelly. En réalité, «le florentin des Caraïbes», en l’occurrence René Préval, est devenu l’expression d’un malaise aux yeux de la communauté internationale. Il n’incarne plus pour elle l’homme de la situation en raison de ses méfiances, désapprobations et de ses quelques entêtements, et tout est fait pour qu’il ne se reproduise au pouvoir avec la doublure que risquerait d’incarner son poulain Jude Célestin. Àl’échelle internationale, il est clair que les cartes sont rebattues en sa défaveur.

Le chapitre X du livre de Ricardo Seitenfus fournit de sérieuses indications au sujet des relations tendues existant entre René Préval et la communauté internationale, et pour s’en convaincre outre-mesure, l’«Assistance mortelle» de Raoul Peck peut faire l’affaire. Tout étant bon dans le cochon, Martelly devient pour les besoins de la cause «le choix», satisfaisant mieux comme profil les attentes des maîtres d’Haïti. La crise est dès lors ouverte quand bien même les préoccupations soulevées ne concordent pas avec la réalité des faits.

La classe politique traditionnelle,on va dire, est prise de court, affaissée devant de nouvelles méthodes de fabrication de la politique. Pire, la poignée d’acteurs politiques composant l’opposition à Martelly et qui ont fait les frais de l’échec de Jude Célestin, Mirlande Manigat, Jean-Charles Moïse et Maryse Narcisse, se retrouve seule dans son combat contre le nouveau visage du pouvoir; la société civile ordinairement coalisée, la société civilo-politique de 2004 donc, et dont la rhétorique de contre-pouvoir en permanence représentatif du «peuple revendicatif haïtien», de la Nation contre l’État, en temps de crise, se passe de présentation, tourne le dos à la gestion de sa «Res publica», chose à laquelle par-dessus tout elle a toujours accordé un intérêt manifeste. Rien à dire du peuple, de celui des masses, qui se fait introuvable, exception faite de quelques groupuscules, que ladite opposition affublera, faute d’en trouver mieux et ailleurs, du nom de militants.

Impossible pour elle à ce moment-là de compter par exemple sur la classe des notables intellectuels haïtiens dont l’une des caractéristiques propres c’est de carburer en mode pétitionneurs et de signer des tribunes dans des journaux étrangers avant de retourner à ses besognes habituelles dès lors que tous les signes semblent montrer que la révolution n’est pas pour demain. Les syndicats et leurs représentants,et les regroupements de structures organisationnelles ne sont pas plus mobilisés, le temps des accords qui oblige à faire le pied de grue dans les hôtels hauts perchés de Port-au-Prince n’étant pas encore venu.

A la limite, elle bénéficiera des seuls supports appuyés, chose assez remarquable, de quelques médias et/ou animateurs d’émissions politiques et des organisations des droits humains. Les circonstances l’obligeant, cette opposition s’octroie une nouvelle identité politique: étant donné l’idiosyncrasie du pouvoir en place, elle se fait alors haïtienne, c’est-à-dire nationaliste, lutte contre le pouvoir, rappelle les acquis démocratiques de 86, sans oublier de reprendre Turneb Delpé.

La trêve de courte durée qu’elle connaîtra, avant que ne revienne sous un autre visage, leur plus grand cauchemar, la poursuite de l’aventure PHTK(un ancien Premier Ministre avait même dit que son équipe politique comptait se maintenir au pouvoir pendant cinquante ans) avec la parenthèse Privert, élu au second degré, sur la base là encore d’un accord, sera tout à la fois par moments trompeuse, gratifiante, lénifiante, et angoissante.

On connaît la suite: le président Jovenel Moïse, empêtré dans ses contradictions de leader devenu supposément pro-peuple, pro-masses, pro-gens du «pays en-dehors», donc dessalinien, totalement affaibli face aux exigences de l’heure, devenant sur sa fin de mandat burlesque pour l’international, et en butte à des difficultés provenant de son clan politique, a fini par ronger ses freins.

De quoi il en retourne aujourd’hui? Cette histoire qui mettait aux prises deux modalités d’action, celle de cette opposition et celle du pouvoir PHTK, qui en vient à jouer par moments étrangement le jeu de l’équipe opposée, particulièrement dans les circonstances qui occasionnerait la mort de Jovenel Moïse (laisserait-on entendre dans l’opinion publique),et qui poursuit son chemin, même faiblement et à travers sa reconfiguration actuelle, serait à nos yeux le nom de la crise que l’on dit ouverte depuis ces récents événements.

Simplement, et comme cela s’est produit par le passé, nous contatons qu’au grand dam des «vaillants» et «opposants historiques» dont nous parlions, c’est au nom de cette histoire que vient à s’opérer d’une certaine manière l’entrée en scène(retour du refoulé diraient certains) magistrale et solennelle de la société civile, amorçant du même coup, le retour du politique à la mode du républicanisme démocratique qui lui est consubstantiel.

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Haïti et les accords en présence: un permanent dialogue de sourds?

Tout ici tient dans une question: qu’est-ce qui fait que les accords, notamment quand ils sont appliqués tant bien que mal, échouent toujours à changer les choses et à empêcher le retour de l’arbitraire?

Au-delà des velléités des uns et des autres, le constat d’échec de la politique des accords est sans appel. A ce jour, aucun accord politique ou civilo-politique n’est parvenu à fabriquer un vivre-ensemble haïtien digne de ses ambitions. Tout se passe comme si à chaque fois que le vieux monde présenterait les symptômes de sa mort imminente, l’ensauvagement circonstancié des monstres fait tout pour entraver l’avènement du monde nouveau. Cet état de fait finit par rendre indifférents bon nombre d’observateurs des choses politiques haïtiennes et confère au final un tant soit peu de crédit au point de vue assez largement partagé selon lequel, plus ça change, plus c’est la même chose. Si nous sommes incapables de nous gouverner en temps de paix comme en temps de guerre, encore une fois avec toutes nos bonnes intentions, c’est que le mal viendrait de plus loin, loin s’en faut.

En tout état de cause, «la bibliothèque républicaine» des «élites haïtiennes» en fournit des éléments d’explication, pour complexe, reconnaissons-le, après tout, que soit l’entreprise.

Sous couvert d’idées bienséantes et bienveillantes, lieux communs du camp de l’effondrement et de celui du changement, les enjeux les plus pertinents sont souvent dissimulés. Personne ne sait, par exemple, quand on approche les nouveaux accords, semblables après tout sous bien des aspects, ce que nos «élites» entendent par des assemblages d’idées tels la «solution haïtienne», voire «inter-haïtienne», la «sauvegarde de notre souveraineté» aux yeux du blanc, alors que nous sommes insignifiants économiquement, et attendons (comble d’ironie!) qu’il finance notre énième transition.

Nous ne sommes pas plus renseignés sur les enjeux liés, en termes de spécificités, à l’édification de «notre démocratie», au fait de savoir oui ou non si les racines de notre condition politique se situent tant bien que mal dans la colonialité du pouvoir, si Haïti est devenue une fabrique de main-d’œuvre accélérée pour les pays émergents en Amérique latine, si ce pays est en passe de devenir un des territoires circulatoires du grand banditisme, au vu des conditions dans lesquelles le Président Moise a trouvé la mort.

Pas plus que l’on ne saura si l’effort humain cette fois, sera, les nouvelles «épistémè» des sciences sociales pourraient nous y inviter, anti-colonial, décolonial, post-colonial ou aura partie liée à «la politique égalitaire», aux savoirs locaux ou à la créolisation.

Tou au plus,une vraie certitude existe et demeure: tant qu’à faire, la bien-pensance haïtienne ne fonctionne ni dans la dentelle, ni dans la malhonnêteté, quand bien même le théâtre et le double qu’elle projette a pour onde de choc la sérendipité. La constitution haïtienne de 1987 est on ne peut plus éloquente à son sujet, elle fixe en grandeur nature son cadre existentiel: <> sont progressistes, collectivistes, coopératives, solidaires, et c’est tout!

Haïti aujourd’hui

La «crise ouverte» dont nous situions la germination vers la fin du second mandat de René Préval induit, à n’en pas douter, des conséquences désastreuses insoupçonnées. Il y a que l’évidence de la prédation des forces puissantes et extérieures sur le pays s’accentue, même sourdement. La transnationalisation est à ce jour l’une des voies royales par où s’opère le délitement de notre pays, elle atomise les vies haïtiennes, coupe tous les liens et imaginaires communs et les assigne au recroquevillement. Évoluant désormais dans un rythme de transit accéléré, nous passons outre de tout projet d’enracinement au bénéfice d’«un ailleurs à soi», toujours plus illusoire que réjouissant.

Ici, nous attendons le TPS, précieux sésame, dont la possession jamais définitive, évite le précipice dans le gouffre, et là, à l’est où il se passe après tout rien de nouveau, nous nous mettons à l’école des stratégies de détournement pour échapper aux vagues incessamment menaçantes de déportations massives, sans parler du Chili ou du Brésil où tout de nous se dissout.

L’insécurité qui règne aujourd’hui à tous les niveaux dit tout de nous et nous détermine. Chaque vie haïtienne est une «vie-pour-la mort», et doit être défendue, comme on peut, au quotidien. On le sait aujourd’hui, le centre du pouvoir qui est censé protéger les vies et les biens, est périphérique, c’est dans cette nouvelle demeure que se défait toute notre gloire: disposition à volonté de nos corps, vies, et possessions.

La publication du dernier rapport de l’IHSI que certains économistes viennent de commenter, nous alerte définitivement sur notre débâcle: «Le mauvais départ connu par l’économie haïtienne autour de la période octobre-décembre 2021 de l’exercice fiscal 2021, ne laisse présager un retour à une croissance du PIB en 2022». Autant dire qu’aux grands débordements, s’ensuivent de fâcheux mécomptes!

Sur qui miser, vers qui se tourner?

Nous venons de le voir à peu de frais, les «élites haïtiennes» (civiles et/ou politiques ou civilo-politiques) et leur progressisme velléitaire, ne se salissent pas tant que ça les mains et en sont encore aujourd’hui à «l’hégémonie du provisoire». Pour tout dire, de part et d’autre des accords, on attend le verdict du blanc, et rien d’autre, sinon tout le reste est littérature.

Comment faire dans ce cas? Qui faut-il aller voir? Au nom en plus de quel projet? La mondialisation maîtrisée au sens de Manigat?Un accord global pour la transparence qui devrait s’étendre sur vingt-cinq ans comme le propose le parti politique TOUTOUNI? Se mettre enfin au service de l’Etat pour la construction d’une Haïti éthique et juste,à l’initiative de Rodolphe Mathurin dit Sonson?

Faut-il,enfin, comme nous le laisse penser, Arnold Antonin, «oser la jeunesse» et appeler de nos vœux la prise du pouvoir par ces derniers?

Une chose, s’entend, n’est moins sûre pour l’heure:il est révolu ce temps où l’on pouvait dire «aimer ce pays de furieuses amours»!


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