Le cri du cœur de Dominique Dupuy à l’UNESCO en faveur d’Haïti
6 min readDans un discours émouvant à l’UNESCO, qui passera forcément à la postérité, Dominique Dupuy, représentante d’Haïti au sein de cet organe, a évoqué la situation intenable dans laquelle s’engouffre notre pays. Avec des mots bien choisis, d’une prose empathique, l’ambassadeur a voulu alerter l’opinion internationale sur les orages qui s’abattent sur Haïti, un pays qui n’en finit pas de faire une «descente vertigineuse vers un inconnu effrayant». Port-au-Prince Post publie in extenso son discours prononcé à l’occasion de la 219e session du Conseil exécutif de l’Unesco.
Durant ce débat général, nous sommes invités à bâtir nos interventions autour des points à l’ordre du jour de cette 219e session du Conseil exécutif. Mais vous comprendrez que, dans cette Maison de l’UNESCO dont le mandat est la construction de la paix, il me serait aujourd’hui impossible de m’engager dans un échange sur des technicités du C/5, alors que tous les outils nécessaires à cette paix subissent chez moi un assaut sans précédent. Alors que l’éducation, la science et la culture sombrent davantage dans le gouffre infernal qui engloutit mon peuple, depuis trop longtemps. Alors que tous les remparts sautent sous les tensions de la prise en otage d’un pays entier, où 12 millions de personnes espèrent encore se réveiller d’un cauchemar ensanglanté.
Confrontée à l’indicible, j’ai considéré me taire. Me taire par douleur, par déboussolement, mais aussi par culpabilité, pour le confort de cette salle depuis laquelle je peux encore m’exprimer, alors que ceux au nom desquels je parle croulent sous le poids de la terreur.
Me taire par colère, pour mon pays que certains semblent déjà considérer ne plus exister. Je refusais de vous étaler ici l’anatomie d’une chute, de vous dire que depuis le fin fond du trou où nous nous trouvons, nous voyons les mains de ceux qui nous y ont poussés. Ces mains qui pourraient encore, si elles le voulaient, nous tendre une perche.
Il me semblait vain de vous décrire la gangrène du tissu social, vous la lisez déjà dans vos journaux; de vous expliquer la putréfaction de l’espoir, vous la voyez déjà sur vos écrans; ou de vous raconter l’immolation d’une jeunesse. Je refusais d’alimenter l’algorithme des priorités de l’aide internationale, de prendre part aux funestes enchères de la pitié, de participer à l’encan de la crise la plus grave, de faire concurrence à celui qui comptera le plus de morts, qui criera le plus fort son angoisse, qui articulera le mieux cette faim qui ronge le corps et l’âme de plus de 5 millions de personnes, dont la majorité sont des enfants.
Je refusais de vous dire qu’une capitale se transforme en tombeau béant. Et que comme moi, tous mes concitoyens sentent leurs tripes s’extirper de leurs corps, zombifiés par l’effroi.
Que nous perdons tous, minute après minute, dans cette descente vertigineuse vers un inconnu effrayant. Nous perdons tous, mais certains perdent davantage, certains perdent tout : leurs maisons, leurs repères, leurs vies. Certains n’avaient déjà rien et se retrouvent anéantis, morts-vivants, face à cette nouvelle secousse psychique, face à la réplique de trop. Depuis le temps que la terre tremble chez moi.
Que cette guerre, ce fratricide, n’est pourtant pas que notre plaie, mais celle du monde entier. Que mon pays se retrouve à la croisée d’enjeux planétaires, tant humanitaires, climatiques que socioéconomiques; en avant-théâtre d’un effondrement qui nous implique tous.
Oui, il aurait peut-être mieux valu se taire, aujourd’hui. Vous avouer que je n’ai ni primeur à partager, ni potion magique à vanter. Laisser libre cours à vos débats et me terrer dans un coin, fermer les yeux, serrer les poings, et attendre. Espérer que l’orage passe, que les monstres s’évaporent.
Si seulement je n’avais pas eu à consulter récemment les archives de l’UNESCO, si seulement je n’avais eu la preuve tangible entre les mains que ce qui se dit ici s’inscrit dans des annales qui nous transcendent. Une Histoire destinée aux hommes et aux femmes de demain qui nous jugeront autant sur ce que nous avons dit, sur ce que nous avons fait, que sur nos silences. Une Histoire qui viendra soit nous saluer, soit nous hanter.
Alors se taire aujourd’hui serait capituler. Se faire complice du sort abject des enfants de mon pays, privés de leur droit à l’éducation, privés de leur seul repas par jour, privés de leur droit à la Dignité, interdits de jouer, interdits de rêver, interdits de Vivre. Complice des salles de classe où seul prend lieu le sombre ballet des esprits errants d’étudiants et d’enseignants, tués par balle. Complice du sort des filles et des garçons violés, en toute impunité.
Complice du sort des artistes et des artisans qui ne peuvent plus créer, plus vendre, ni leur œuvres, ni leurs rêves. Du sort des athlètes qui ne brillent que s’ils déjà sont ailleurs. Des scientifiques qui comme les agriculteurs traversent, sans baluchon, les fils barbelés d’une frontière fermée. Du sort des journalistes, contraints à l’exil, vigies de l’horreur, au péril de leur vie.
Se taire serait abandonner, renier les combats pionniers menés par les fondateurs de ma nation, cracher sur le courage de ceux qui continuent, obstinément, encore aujourd’hui, à résister, au bord du précipice. Se taire serait trahir la mémoire de ceux qui succombent à l’abîme. Trahir les cadavres calcinés, les corps mutilés qui ponctuent le quotidien de Port-au-Prince.
Et malgré la déshumanisation macabre qui est à l’œuvre, malgré les caricatures cyniques dont nous faisons l’objet, je ne trahirai pas la mémoire de ces vies. Car c’est bien de vies dont il s’agit ici. De personnes, humaines, comme vous et moi, qui ont aimé, qui ont rêvé, et qui laissent chacune derrière elles, un cratère de l’absence. Ces morts dont nous ne pouvons même pas faire le deuil puisqu’il est impossible de pleurer le départ d’un être lorsque que nous observons, impuissants, l’agonie lente de toute une nation.
Chers collègues,
Je fais donc le pari de ne pas me taire, ni aujourd’hui, ni demain. Parce qu’il faut, quelque part, que l’on prenne acte, et que l’on se souvienne qu’il existe encore un pays, habité d’êtres humains assoiffés de paix, et d’avenir, qui ont eux aussi le droit à l’éducation, le droit de préserver et d’exprimer leur culture, le droit de vivre. Je vous raconterai ce pays qui veut, qui peut, qui va renaître. Cette terre de Dessalines, de Catherine Flon, de Suzanne Comhaire-Sylvain. Cette terre de la soupe Joumou, de la Cassave et du Konpa. Cette terre du KPK.
Dans cette longue nuit, je vous raconterai une Haïti pleine de lumière. Car, dans le clair-obscur de notre parcours de peuple, nous avons su transformer les spectres de l’oppression en oiseaux de la liberté.
Mèsi, Mèsi anpil, Ayibobo !
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