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À l’UNESCO, Nesmy Manigat évoque le malaise du créole dans l’éducation haïtienne et la nécessité d’une éducation multilingue

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Par la Rédaction de Port-au-Prince Post

Le ministre de l’Éducation nationale, Nesmy Manigat a tenu un vibrant discours à l’occasion de la Journée internationale de la langue maternelle, célébrée le 21 février. Le ministre a défendu le créole haïtien, l’unique langue parlée par tous les Haïtiens, et pourtant, trop fréquemment, objet de ridiculisation à l’école et dont l’usage est associé à un manque d’intelligence pouvant conduire jusqu’à des châtiments corporels, en salle de classe. « 74 ans plus tard, des millions d’individus, parmi lesquels 4 millions d’élèves et d’apprenants haïtiens, souffrent de discrimination par rapport à leur culture et en particulier leur langue maternelle », se lamente-t-il.

Haïti et l’Indonésie ont été cette année les deux invités spéciaux de la Journée internationale de la langue maternelle, célébrée le 21 février. Dans son discours prononcé au siège de l’UNESCO, à Paris, le ministre Nesmy Manigat, qui milite pour l’apprentissage en créole dans les écoles haïtiennes, a parlé sans langue de bois. Il a touché la plaie du doigt : le créole dans l’éducation haïtienne.
« On ne sera pas surpris, alors, que dans une classe d’âge de 100 enfants, 33% abandonnent déjà après les 6 premières années et que seuls environ 10% achèvent le secondaire », a fait remarquer le ministre Manigat avant de faire ce constat accablant : « la majorité des élèves s’abstient, en salle de classe, de parler le français, une langue seconde qui leur est souvent complètement étrangère, par peur de commettre des fautes, s’abstient du coup de réfléchir et de participer, se contentant de réciter par cœur, sans bien comprendre, pour éviter d’être punis et humiliés devant les camarades. »

Il y a 74 ans, un ancien ministre d’éducation d’Haïti, Émile Saint-Lot, agissant comme ambassadeur d’Haïti aux Nations-Unies, signait à Paris la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, se souvient le ministre réformateur.

« 74 ans plus tard, ce système de certitudes morales se cherche encore, car s’il est largement admis que tous les êtres humains naissent libres, ils ne vivent toujours pas tous égaux en dignité et en plein respect de leurs droits sociaux et culturels. 74 ans plus tard, le créole haïtien, l’unique langue parlée par tous les Haïtiens, est pourtant, trop fréquemment, objet de ridiculisation à l’école et dont l’usage est associé à un manque d’intelligence pouvant conduire jusqu’à des châtiments corporels, en salle de classe », s’est plaint le ministre Manigat, qui veut changer la donne.
« C’est ce défi qu’un autre ministre d’éducation, Joseph C. Bernard a tenté d’adresser à travers une vaste réforme pour introduire la culture comme élément fondamental et le créole comme langue d’enseignement dans les premières années de l’école primaire, il y a 41 ans », a tenu à rappeler le ministre Manigat, regrettant que le fameux décret de 1982 intitulé « Décret organisant le système éducatif haïtien en vue d’offrir des chances égales à tous et de refléter la culture haïtienne » ait été combattu par différents secteurs, tant nationaux qu’étrangers.

Grandi au sien d’une famille composée d’une mère institutrice d’école publique rurale et d’un père instituteur d’école publique urbaine, le ministre Manigat partage son souvenir de la fracture entre cette école rurale de l’échec scolaire et de l’échec social, en comparaison avec l’école en milieu urbain qui réussissait juste un peu mieux. La raison : l’école en milieu urbain est plus proche des réseaux de couverture de radios diffusant quelques nouvelles et chansons en français.

« Les élèves de ma mère réussissaient mieux dans les sciences expérimentales. L’utilisation pédagogique du territoire rural permettait de donner du sens aux apprentissages, car les élèves de la campagne cultivaient déjà leurs propres jardins, apportaient à l’école le fruit de leur récolte et dessinaient mieux la flore et la faune », se souvient le numéro un du MENFP.

Pour Nesmy Manigat, l’école, ce n’est pas uniquement un lieu pour apprendre, mais un lieu pour vivre son pays, perpétuer l’héritage linguistique, construire et transmettre les valeurs et savoirs culturels, et penser le monde. C’est aussi un lieu pour parler sa langue maternelle sans être ridiculisé, un lieu pour apprendre autant des plantes médicinales indigènes que des plantes exotiques, un lieu pour apprendre à produire et à manger à la cantine scolaire les produits du terroir, donc, pour savourer sa soupe au giraumon, traduisons en créole haïtien, la « Soup Joumou » inscrite en 2021 sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO.

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Nesmy Manigat vante son projet ambitieux de financer et doter tous les élèves des écoles publiques et privées des deux premières années du primaire ou du fondamental, d’un manuel scolaire en créole haïtien. « Il contient 4 matières en créole : la langue créole, les sciences expérimentales, les sciences sociales et les mathématiques, et une seule en français : la langue française. »
Selon le ministre Manigat, une version numérique existe aussi et fonctionne à la fois sur tablette et téléphone intelligent. « Haïti a aussi récemment démarré un projet pilote d’utilisation du créole à partir de tableaux numériques, expérience qui sera présentée plus tard dans le panel », s’est-il félicité.

Le ministre a fait le plaidoyer pour l’éducation multilingue, basée sur la langue maternelle. Celle-ci, est, aux yeux du ministre, un puissant dénominateur commun pour permettre à Haïti, traversée par beaucoup de contradictions, de communiquer, de construire du sens et de renforcer la cohésion d’une nation afin de pouvoir offrir à ses millions de jeunes l’espoir d’une réussite scolaire et socio-économique.

« Le multilinguisme basé sur la langue maternelle nous oblige aussi à poursuivre le chantier de la transformation curriculaire à travers l’aménagement linguistique avec l’appui de linguistes spécialistes du domaine, le recrutement d’enseignants venant de différents parcours, et la formation de formateurs à la didactique de la langue maternelle », a insisté le ministre qui dit travailler sur la professionnalisation des enseignants dans la perspective d’un enseignement plus authentique de l’histoire, du patrimoine, des arts et de la culture.

« Il n’est pas simplement question de traduire en créole haïtien un imaginaire d’ailleurs ou un réel importé, mais il s’agit d’un exercice pour penser le monde, penser Haïti dans sa langue maternelle, proposer des solutions aux graves problèmes, acquérir et développer des compétences du 21ème siècle, innover pour saisir les opportunités de ce monde en mouvement », a declare le professeur Manigat, pour qui, l’école multilingue, c’est un pont vers la langue seconde et les langues régionales internationales, dont l’anglais et l’espagnol, pour plus de droits sociaux et économiques pour les jeunes en quête d’emplois en particulier.

« L’école multilingue, c’est aussi un pont pour maitriser les matières scientifiques qui permettent non pas de subir le monde actuel, mais d’être pleinement citoyen-acteur de la transformation de son milieu », a-t-il lâché. Dans cette quête vers l’innovation, poursuit Nesmy Manigat, Haïti s’engage à partager avec le reste du monde les résultats dont l’un des objectifs est de rompre avec l’école de l’échec scolaire et de garantir le plein exercice des droits économiques d’une jeunesse qui, aujourd’hui, ne rêve que de quitter son pays. « L’école ne peut pas attendre, l’école dans la langue maternelle ne peut pas attendre», a conclu le ministre Manigat.


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