À tout juste 23 ans en 1948, Gérard Gourgue livrait un discours d’anthologie lors de sa prestation de serment comme avocat au Barreau de Port-au-Prince
11 min readEn décembre 1948, un jeune avocat éblouissait une pléiade d’avocats chevronnés lors de sa prestation de serment. Il avait le verbe, la verve et une éloquence qui n’avait d’équivalent qu’elle-même. Il dissimulait à peine son amour pour les mots. Et il pesait sur chacun de ses mots. Des décennies plus tard, Gérard Gourgue, qui s’est éteint la semaine écoulée et dont les funérailles sont chantées ce jeudi, aura mené de grands combats tout au long de sa carrière, du prétoire des tribunaux jusqu’à la lutte acharnée pour le respect des droits humains durant toute la dictature sanguinaire des Duvalier. Il avait 23 ans en 1948 mais il était déjà en avance sur son temps; l’éloquence imagée et entraînante de son verbe était déjà impressionnante. «Pour que la justice soit juste, il faut que l’équilibre se rétablisse; il faut que le faible puisse parler la même langue que le fort; il faut que l’opprimé puisse regarder l’oppresseur en face», écrivait Gérard Gourgue en 1948. Port-au-Prince Post se fait l’honneur de publier in extenso son discours qui passe à la postérité. Le discours.
Une noble tradition qui se perpétue veut qu’en cette circonstance solennelle où les fibres les plus sensibles de nôtre être s’agitent et tressaillent d’une profonde émotion, nous élevions la voix, pour la première fois de notre existence, au sein de ce prétoire dont les voûtes retentissent encore du verbe puissant et persuassif de toute une lignée d’orateurs et de juristes consommés. Certes, après avoir délibérément lu la formule du serment qui, désormais, consacre notre titre d’avocat de ce Barreau, nous aurions mauvaise grâce à garder le silence, surtout après les éloquentes et judicieuses paroles tombées des lèvres des représentants les plus qualifiés et les plus éminents de la magistrature assise et debout. Nous estimons donc que l’obligation impérieuse nous était faite de parler et, en le faisant, nous éprouvons un plaisir particulier mêlé à la plus légitime fierté. Nous vous prions de croire, Messieurs, que l’acte public et important que nous venons de poser n’est nullement le fait d’un esprit léger ; nous avons pleine conscience de sa haute valeur, car il demeure à nos yeux de licenciés en droit d’hier le premier jalon que nous ayons posé dans cette voix escarpée, rocailleuse et malaisée que nous sommes volontairement tracée en vue d’aboutir à une compréhension et une application plus parfaites des principes juridiques, bases logiques d’une observance rigoureuse, des règles que postule l’éthique professionnelle.
C’est dans cet esprit et notre conscience, de tels principes et de telles règles impriment à notre vie une directive nouvelle et créent, en même temps, cette discipline de pensée adéquate à l’auguste carrière de l’avocat. Qu’on nous permette de voir dans cette investiture et dans cette remarquable assistance accourue ici, les signes les plus éclatants de cette puissante passion de la justice et de cet amour grandissant du droit, cette science admirable de clarté, de nuance et de raison qui a toujours exercé le plus séduisant attrait sur toutes les formes de société.
Si le droit peut se définir “l’expression de l’état social à une époque déterminée de la vie des peuples”, c’est qu’il préside aux démarches et aux changements internes que la société subit, bien entendu, à tous les stades de son évolution. Durant trois années, nous avons puisé la science du droit et nous somme parvenus aux termes de nos études, nous nous sommes rendus à cette évidence qu’elle demeure l’unique sauvegarde et la garantie permanente de l’existence des sociétés. Acarias nous dit que ” le droit a son fondement dans le fait de notre existence individuelle”. L’existence des législations se justifie par leur nécessité, et l’on peut affirmer, poursuit le même auteur, qu’une société sans un droit quelconque est aussi inconcevable qu’une société où personne ne travaillerait. En fait, toutes les branches des connaissances humaines se soudent et leur fusion s’accomplit au grand et éternel creuset où s’élabore la véritable culture générale. Nous nous sentons davantage penchés vers le droit,cette harmonieuse synthèse de toutes les sciences, parce que dans toute la succession vertigineuse des règles des âges, il a toujours dominé les sociétés même les plus primitives, et, au barreau, mieux que partout ailleurs, l’opportunité nous sera offerte de voir les beautés que présente son existence.
Certes, nous ne sous-estimons nullement les difficultés inéluctables des premiers moments et nous demeurons certains que l’expérience, qui ne s’acquiert qu’avec le temps, sera notre ” guide unique dans le labyrinthe des textes, le dédale des arrêts et le marquis des procédures – sans parler des petits chemins parfois malaisés qui mènent aux conciliations et aux transactions”.
Monsieur le Bâtonnier, le vieil avocat de carrière que vous êtes connaît même trop bien l’histoire de l’Ordre des Avocats que nous croyions superflu de la rappeler ici même. Cependant, la grandeur du rôle de l’avocat, l’idéal combien supérieur que notre ordre incarne et la noblesse de notre profession, constituent autant de motifs de fierté et de gloire pour ceux à qui l’honneur revient d’en faire partie, que je ne peux m’empêcher d’en parler.
Un grand Bâtonnier de l’Ordre des Avocats du Barreau de Paris, Oscar, Falateuf, dans un langage ferme et sincère, en a déjà retracé les grandes lignes: «Il est peu de professions, écrit-il, dont on parle plus que la nôtre; il en est peu cependant qui soient moins connus. Quel est celui d’entre vous qui, dans le monde, n’a pas souri en s’y entendant et analyser? Nos devoir multiples vis-à-vis de nous-mêmes, de nos confrères, de nos clients, des Magistrats, tout cela y devient prétexte à variations, qui, comme presque toutes les variations, n’ont d’autre objet que de faire oublier le thème pour faire valoir l’exécutant.
Tant que ces fantaisies tendent seulement à distraire celui qui les développe et à amuser ceux qui l’écoutent, nous n’avons qu’à écouter, même à applaudir, si le causeur a de l’esprit. Mais quand elles affectent d’autres allures et qu’elles prétendent devenir doctrinales, notre devoir est de nous recueillir et de rappeler ensuite à qui l’ignore où feint de l’ignorer, ce que nous sommes.»
Or, nous sommes les dépositaires du droit de défense, de ce droit supérieur dans lequel l’image de la justice s’obscurcit et s’efface ! Car quiconque se plaint doit pouvoir être entendu; quiconque est accusé doit pouvoir se défendre.
Mais que de connaissances, que de travaux, que d’aptitudes diverses comporte l’exercice de ce droit! Est-ce donc aux parties elles-mêmes , avec leurs inégalités physiques, intellectuelles ou sociales, que sera laissé le soin d’engager et de soutenir la lutte?
Combien alors de revendications légitimes resteraient ignorées ou méconnues, combien d’iniquités apparaîtraient triomphantes, si par malheur il en était ainsi; non! Devant le Juge et pour que la justice soit juste, il faut que l’équilibre se rétablisse; il faut que le faible puisse parler la même langue que le fort; il faut que l’opprimé puisse regarder l’opresseur en face!
De là, le dépôt entre les mains de quelques-uns, de l’exercice d’un droit qui appartient à tous.
De là, le Barreau, son origine et sa légitimité !
Je n’ai pas retracé ici son histoire. Mais à qui voudrait l’écrire, je puis, d’un mot, en indiquer les sources:” Cherchez, lui dirais-je, là où la liberté vit ou aspire à vivre; vous y trouverez le Barreau”. Le Barreau est, en effet, une des formes nécessaires de la liberté; il naît et meurt avec elle. Mais, tant qu’il peut élever la voix, ne désésperons pas du droit…”.
D’Aguesseu, de son côté, nous dit que ” cet Ordre est aussi noble que la vertu, aussi nécessaire que la justice. Dans l’assujetissement presque général de toutes les conditions, il se maintient, seul entre tous les états, dans l’heureuse et paisible possession de son indépendance”.
Monsieur le doyen du Tribunal civil, nous tenons d’une façon spéciale à vous remercier des paroles si pleines de réconfort et de sagesse que vous venez de nous adresser. Jamais l’opportunité ne nous a été offerte de prendre contact avec le Magistrat sans reproche que vous êtes et il a fallu cette audience solennelle pour nous permettre d’évoquer cette profonde parole: ” Il y a des justes dont la conscience est si tranquille qu’on ne peut approcher d’eux sans participer à la paix qui s’exhale pour ainsi dire de leur coeur et de leur discours”. Nous avons donc retenu vos conseils et vous pouvez être sûr qu’ils constituent la garantie que les loyaux élans de notre jeunesse ne disparaîtront pour faire place aux murmures des intérêts, au souffle des ambitions et aux conseils de l’égoïsme.
M. le Doyen du Tribunal civil,
Nous nous estimons très peu qualifiés pour vous rendre l’hommage auquel vous avez droit. Aussi nous nous faisons l’écho d’une voix autorisée et éloquente: c’est celle du bâtonnier Edgard Fanfan qui, à votre installation comme Doyen de tribunal, disait:
” Vous appartenez à cette race d’hommes très peu nombreux chez nous pour laquelle la morale importe avant tout. Vous êtes un modèle achevé d’honnêteté et de probité, le Doyen du corps judiciaire – vous comptez 37 années de judicatures. Vous vous apparentez à nos grands magistrats, tant du passé que du présent, qui se sont signalés par leur savoir et une intégrité à toute épreuve. Ennemi déclaré de la réclame et des honneurs, vous vous renfermez constamment dans votre foyer pour mieux consacrer l’étude des causes soumises à votre jugement, aux soins de votre honorable famille et à vos devoirs de fervent chrétien, qui sont vos plus chers soucis, car vous n’êtes pas de ces hommes qui se félicitent d’être pieux pendant qu’ils troublent et pervertissent les autres et que Monseigneur Grante a dénoncés avec véhémence”. De telles paroles tombées des lèvres humaines, Mr le Doyen, suffisent à honorer une existence faite de courage moral, de labeur continuel et de désintéressement total.
Laissez-nous maintenant converger nos regards vers l’éminent l’éminent personnage qui occupe le siège du Ministre Public. Laissez-nous un moment nous ressouvenir…
Monsieur le Commissaire du Gouvernement,
Il y a 5 mois à peine, vous étiez notre professeur. Aujourd’hui, nous sommes ici réunis parce que les délais ont un terme, parce que nous reconnaissons que, dans l’inventaire des gloires, le moment est venu de rendre justice à qui justice est due, c’est-à-dire de vous présenter publiquement l’hommage sincère de notre profonde et éternelle gratitude. Nous manquerions à un devoir si, en cette audience de notre prestation de serment, nous faisions taire notre conscience et la voix du coeur. Vous avez enseigné le droit pénal en première année, et, une année plus tard, nous vous avons retrouvé en troisième année, occupant avec le même dévouement la chaire du droit administratif. La richesse de votre enseignement jointe à votre amour désintéressé du droit, l’éloquence imagée et entraînante de votre verbe, enfin votre souci constant de nous étaler dans toute leur ampleur les brutales réalités professionnelles présentaient à nos yeux la garantie maxima et les qualités indispensables à un professeur de faculté. De vos lèvres sortaient toutes les paroles qui pouvaient toucher les ressorts de notre énergie morale. Vous nous avez donc donné des armes et nous comptons en servir dans la bataille.
Mesdames, Messieurs,
Il nous est infiniment agréable de détacher la figure de l’honorable Doyen Joseph Titus qui a assuré avec une ardeur sans égale et un vrai savoir dans les cours de Droit Civil en troisième année. Parvenu au Décanat en Octobre 1946, c’est-à-dire en pleine effervescence révolutionnaire. Maître Joseph Titus, en peu de temps, sut créer l’atmosphère de confiance et, grâce à son sens équitable des choses, établir cette haute discipline que réclament les études juridiques supérieures.
Arrivés donc aux termes de nos études, grâce au dévouement inlassable d’une prestigieuse pléiade de professeurs, la science du droit demeurera notre boussole. Il nous revient de leur adresser nos respectueux hommages. Puissent à l’avenir les promotions qui nous suivent, bénéficier encore davantage des bienfaits immense de ces remarquables ouvriers de la pensée juridique, qui, par leur semence si généreuse et si féconde, contribuent à préparer les plus belles moissons futures pour le plus grand bien de cette création continue que représente la Patrie .
Licenciés en droit de la promotion de 1948, imbus de leurs devoirs et obligations, et renseignés sur les courants qui alimentent le droit moderne , vous prient, Monsieur le Doyen Titus, de considérer ces simples paroles comme leur tribut de reconnaissance et d’admiration. Le flambeau de la culture se transmet de mains en mains. Chaque génération, dans la fuite troublante du temps, apporte sa contribution au trésor moral et spirituel de l’humanité. C’est encore notre ancien professeur d’histoire du Droit, le sénateur Émile Saint-Lot qui disait : “Le monde actuel retentit au bruit des armes. Les peuples inquiets recherchent dans l’effondrement général qui met en péril notre civilisation. Quelles sont les valeurs qui méritent d’être sauvegardées pour témoigner à travers l’histoire, de la qualité et de l’importance au patrimoine de l’humanité. Cela qui ne peut offrir la gloire des armes, la puissance de l’industrie.”
Mesdames, Messieurs,
Forts du serment que nous avons solennellement prêté, puissions-nous, dans l’exercice de notre profession d’avocat, marcher toujours dans l’honneur et de la dignité, vertus inhérentes à notre sacerdoce.
Nous gardons la conviction qu’au temple sacré de Thémis, jamais nous aurions à nous départir de ces principes d’ordre et de moralité qui forment la trame de notre exercice que nous pratiquerons notre culte jusqu’à lirréprochabilité et qu’au soir de notre carrière, examinant un à un les multiples actes de notre apostolat, avec une conscience nette dépouillée de toutes les scories; nous puissions nous sentir dignes d’appartenir à l’ordre des Avocats, cette coopération distinguée qui faisait dire au procureur Bellard au début du siècle dernier: La vertu devrait trouver chez eux son dernier refuge si elle était bannie du reste de la société.
Gérard Gourgue
Licencié en Droit, 1948
Avocat
Mercredi 8 décembre 1948
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