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Faut-il encore vivre en Haïti ?

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Par J. Williamson Casimir

La vague d’assassinats à laquelle nous avons eu droit en cette fin de mois d’août a emporté l’un des derniers grands juristes d’Haïti, Me Monferrier Dorval. Tandis que plaintes, hommages et témoignages pleuvent sur la disparition du professeur de droit constitutionnel, cet énième forfait nous appelle à la vigilance citoyenne et non égoïste.

L’assassinat de Me Monferrier Dorval vendredi dernier chez lui à Pèlerin 5 fait revenir sur le tapis cette question. La réponse est bien connue de tous. La reprendre à notre compte, c’est nourrir davantage la démission, le silence complice et le cynisme de nos élites. Le juriste que fut le professeur Dorval savait que parler par signes en Haïti ne devrait aucunement s’ériger comme l’éthique de la discussion. Que la gratuité, l’entregent, le sens du dépassement ne sauraient être indigents mais foisonnants. Que les guerres froides ou déclarées entre les petits coquins et les petits copains de la République ne conduiront qu’à notre chute. Que le droit doit garder toujours ses valeurs cardinales, c’est-à-dire la préservation des intérêts de la collectivité, le souci de l’objectivité et de la neutralité, le culte de l’ouverture et de l’honnêteté. Mais « Ô mon pays si triste est la saison… », il semble que le temps de suivre au doigt et à l’œil la déchéance de notre pays a sonné.

D’autres avant et comme lui ont payé de leur sang le choix de rester, de dire, d’agir autrement dans une société qui ne réclame que de l’abdication. Certains qui croyaient que la tranquillité les absoudrait ont dû être arrachés à la vie par la faucille du banditisme, dit-on, d’État. 3 avril 2000 a planté le décor et a annoncé les péripéties qui auront été tout, sauf théâtrales. Vingt ans plus tard, avec les scènes qui s’enchaînent, les personnages qui se succèdent, les actes qui s’enchâssent, on est bien loin de voir la fin de la pièce. Spectateurs et acteurs s’entremêlent si bien que regarder et agir reviennent au même. Tant qu’on vit ici, on n’y échappe pas. Le metteur en scène, lui, se gratte la barbe, jouit des déchirements des spectateurs et du sacrifice des acteurs, concocte de nouveaux rebondissements, épie lascivement ceux et celles qui en sortiront plus désabusé-e-s qu’ils/elles ne l’étaient.

Vingt-quatre heures deviennent alors l’espérance de vie de chacun-e. Espérer mieux, c’est demander trop. Ne pas espérer, c’est retirer son ticket pour l’enfer sur terre. Nous sommes devenu-e-s  des « morts en vacances », des vies en sursis, des fantômes ambulants. Que vaut une vie aujourd’hui en Haïti ?, a écrit l’économiste Thomas Lalime sur sa page Facebook. Ce que fixent les véritables maîtres de la ville, constate-t-on. Telle une girouette, notre pauvre vie « pauvre » tourne, surfe sur des vagues friandes d’âmes pures, de cœurs innocents, de bras rugueux, de têtes altières, de mains incorruptibles, de corps dévoués…

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À l’instar de Michel Saieh, de Frantz Adrien Bony, de Jean Wilner Bobo qui l’ont devancé d’une journée, le professeur de droit public est lâchement fauché pour avoir arboré l’idée qu’une société juste et équitable peut exister sur la terre de Dessalines. À l’instar de Godson Joseph (âgé de quatre mois et de sa mère assassinés à Ganthier, de Merry Djuna Fleurimond (âgé de huit mois), emportée à Cité Soleil, de Norvella Bellamy, cadre de la Banque de la République d’Haïti (BRH), de Farah Martine Lhérisson, éducatrice dévouée, pour qui « l’enquête se poursuivra toujours », l’homme qui prêtait ses bons offices à tous, souvent sans contrepartie, est déchiqueté par les griffes d’une voyoucratie qui assène haut et fort son nom au point de devenir assourdissante par sa tonitruance.

Comme Jean Léopold Dominique, Brignold Lindor, Jacques Roche, Néhémie Joseph, le célèbre juriste est passé à l’autre rive pour avoir défendu l’idée que « la vérité doit être révolutionnaire » quelle que soit son origine, pourvu que le pays puisse en tirer profit. Ceux et celles qui sont assassiné-e-s au Bel-Air, à La Saline, à Cité Soleil, à Grand-Ravine, ceux et celles dont les corps empuantis traînent chaque matin sur la chaussée ; ceux dont  les noms ne figureront jamais dans les manchettes des journaux, ne seront cités dans les leads des émissions de nouvelles ; ceux que « la pénitence a précédés » et à qui « le silence va succéder » ; ceux et celles qui ne sont inscrits dans aucune archive de la république se souviendront que l’infortune est la même pour tout le monde dans ce pays où seule une convocation collective et effective de l’idéal citoyen peut conjurer cette avalanche de douleurs qui descend vers nous.

Que dire alors de nous qui décidons de rester ? De Lutter ? De résister à la tentation de la partance ? De revendiquer la vie au lieu de cautionner sa décrépitude incessante ? Pas grand-chose, avouons-le, car les options qui s’offrent à nous sont tellement maigres que fuir s’avèrerait le meilleur atout. En réalité, trois verbes résument notre condition : partir, mourir, fléchir. Le premier est saisi à pleines dents par nos compatriotes ; le deuxième reste le sort de ceux et celles qui arborent l’étendard de la résistance et qui endossent le fardeau de la souffrance agissante ; le dernier se propose comme la voie royale de la réussite par la génuflexion, la couardise, le nombrilisme en lieu et place d’un tragique salvateur. Devant cette fatalité, chacun est sommé de choisir son camp : prendre la poudre d’escampette si la fortune vous sourit ; retrousser ses manches pour renverser ensemble ce « système » ou laisser passer le temps en miroitant un changement qui n’adviendra jamais sans notre implication concrète.

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Jouer au chat et à la souris avec Haïti ne peut que nous causer des préjudices irréparables. Se la jouer gentil, être prompt à s’improviser Cassandre nous anéantira et affaiblira le gigantesque sacrifice des figures herculéennes tel que l’a incarné Me Dorval, aujourd’hui parmi les dieux. Nous avons moins besoin de pleurs, de tirades flatteuses, en ce moment de consternation nationale. Nonobstant les irréductibles qu’il faut exorciser au fer à souder, l’engagement certain et indéfectible le ferait réveiller de l’autre côté de la barricade. Là et là seul réside notre salut collectif.


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