Fri. May 10th, 2024

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Que faire du passé d’Haïti ?

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Par Ralph Stherson Sénat
Sociologue

Les seuls motifs de fierté collective en Haïti sont vieux de plus de 200 ans. Les Haïtiens-e-s, au sens collectif, ne sont fiers que de l’exploit des ancêtres esclaves qui ont conquis l’indépendance. Haïti vit le présent dans un déni du présent, la tête complètement tournée en arrière. Le passé colonial qui devait servir de repère pour fabriquer un meilleur présent, par le moyen d’un enseignement biaisé des sciences sociales en Haïti, est transformé en oasis pour justifier nos propres paresses et nos chaotiques errements en termes de gouvernance sociale, économique et politique, de 1804 à nos jours.

Cette façon de concevoir le passé (par conséquent, de se concevoir comme Haïtien) a nourri, au fil des ans, une posture victimaire qui consiste à se cloîtrer dans l’exaltation d’une grandeur passée pour se lamenter inlassablement sur les torts de l’esclavage et de la colonisation. Pourtant, depuis l’assassinat de Dessalines, nous avons pris plaisir à creuser notre propre trou. Rendez-moi fou ou sage, le passé colonial et l’occupation américaine, à eux seuls, ne peuvent pas expliquer le mode de gestion actuel de l’Etat, l’attitude de prédation des responsables publics par rapport aux biens publics, le mépris vis-à-vis des citoyens haïtiens de l’arrière-pays, l’état de nos routes principales et secondaires, notre système éducatif et universitaire inadéquat, l’état lamentable de notre réseau hospitalier, notre attitude vis-à-vis du savoir et de l’éthique publique, etc. Pour ce qui me concerne, je m’efforce de me libérer de ce rapport au passé afin d’avoir une lecture plus lucide et plus réaliste de la dynamique haïtienne.

Je ne cherche pas ici à nier le rôle de l’esclavage, de la colonisation et de l’occupation américaine dans la fabrication, en partie, de nos malheurs. Mais, je considère cet aspect comme secondaire. Il faut que nous sortions de notre caverne de sécurisation paresseuse pour pouvoir voir ce qui est fondamental. Nos élites ont négocié et scellé le contrat indéterminé de notre pauvreté. En fait, la colonisation et l’esclavage ne concernaient pas que nous, le monde entier en était le théâtre ; l’occupation américaine ne concernait pas que nous, toute une région était concernée. Alors, qu’est-ce qui explique que des populations anciennement colonisées et soumises à l’esclavage et à l’occupation américaine ont pu s’en sortir, au point même de fabriquer des quotidiens à la hauteur des aspirations contemporaines les plus folles ? Les Îles Bahamas, Trinidad & Tobago, République Dominicaine et Panama ont, entre autres, pratiquement eu une histoire identique à la nôtre, mais nous sommes le seul pays à ne pas pouvoir nourrir, soigner et compter notre population, éduquer nos enfants, bref, penser un avenir en commun pour toutes et tous.

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Pendant que les autres s’efforcent de se défaire d’un passé marqué par la double prédation externe et interne, nos élites, par la soumission maladive que commande la quête de la reconnaissance internationale, s’accommodent d’une nouvelle forme de prédation internationale pour mieux protéger la prédation que l’Etat postindépendance a institutionnalisé dans le pays et que leur État pousse à l’extrême. Lors de son investiture, l’actuel président dominicain a averti qu’il n’y aurait aucune impunité vis-à-vis de ceux qui avaient détourné les fonds publics. Par contre, dans notre pays, selon le rapport de la Cour des comptes et du contentieux administratif, le président lui-même, ses parrains politiques et ses collaborateurs les plus proches, sont impliqués dans la dilapidation et le vol systématique des fonds publics. Pour s’échapper à la justice, le premier citoyen du pays s’entoure d’autres corrompus pour former un club de prédateurs et d’avares motivés par la même idée d’entraver le travail de la justice relativement à l’obligation pour les comptables de deniers public de rendre compte.

Si on continue à expliquer tous nos malheurs par notre passé, nous nous réveillerons un jour dans des cales de nouveaux Négriers avec des commandeurs, relativement, de même couleur de peau et de même origine géographique que nous. Par la magie de la corruption généralisée et de la prédation interne, ils continueront à s’enrichir afin de dresser sur les hauteurs de Pétion-Ville des quartiers huppés qui seront pour nous comme des Métropoles inatteignables.

Il faut absolument repenser notre rapport à l’histoire pour pouvoir fabriquer autrement le présent et le futur. Car, à trop vouloir rendre responsable le chien du voisin pour le vol d’un œuf, le chien de la maison finira par manger et les œufs et la poule.


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