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Les horizons de la détresse existentielle en Haïti

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Les horizons de la détresse existentielle en Haïti

Par Ralph Stherson Sénat
Sociologue

Contrairement à peut-être tout le monde, je vis dans la conviction qu’aucune science n’est en mesure d’exprimer fidèlement la détresse existentielle en Haïti. À mon sens, les statistiques et les indicateurs économiques resteront toujours approximatifs. Il y a des réalités de la pauvreté en Haïti, qu’aucun observateur ne pourra expliquer avec la même justesse que ceux et celles qui les vivent.

Je me rappelle une fois, dans une rencontre communautaire à « Trou l’Enfer », dans la commune de Pointe-à-Raquettes sur l’Ile de La Gonâve, les participants m’ont informé que, confrontés à la soif et la faim chronique, les habitants de cette localité boivent quotidiennement l’eau de mer à la recherche de la double satisfaction illusoire d’étancher leur soif et d’apaiser leur faim. J’aurais pu aussi parler des habitants des coins les plus reculés de la Grand’Anse, du Nord-Ouest, du Sud Est, du Centre ou de l’Artibonite où j’ai côtoyé les extrêmes pauvres, affamés, assoiffés, malades, non-éduqués, oubliés, méprisés et littéralement fatigués d’exister.

Je me souviens particulièrement d’une localité où les habitants sont obligés de parcourir une distance de quatre heures à l’allée et de quatre heures au retour afin d’atteindre l’unique point d’eau de la zone, où les humains et les bêtes, dans un combat pour la survie, se bousculent pour étancher leur soif. Il va sans dire que l’intelligence des disciplines qui fondent leur mode d’appréhension du réel sur les calculs mathématiques est très limitée pour traduire de manière effective la pauvreté réelle des pauvres en Haïti. Leur détresse est indicible.

En fait, au niveau macrosocial et politique, la dynamique de l’évolution nationale, de l’indépendance à nos jours, témoigne de la réalité d’une société littéralement en voie de disparition. De façon particulière, de 1986 (marquant le début de ce que notre historiographie appelle la transition démocratique haïtienne) jusqu’à nos jours, le tableau général présente un pays meurtri par la corruption des élites, avec des bidonvilles et des quasi-villes ensevelis sous les détritus, sans infrastructures urbaines, sans système d’eau potable, sans écoles, sans hôpitaux, sans électricité, sans universités, sans emploi. L’ignorance est imposée comme étant une valeur collective. Des partis politiques et des personnalités publiques font la promotion d’une société sans diplôme, sans savoir et sans projets.

L’académique et tous ses attributs, à savoir l’esprit critique, le savoir et le savoir-faire scientifique sont transformés en objets muséologiques, ou pire, déposés à la poubelle. Dans les quartiers populaires, les chefs de gangs remplacent les professeurs comme modèles pour les enfants. Le viol, le kidnapping, les assassinats arbitraires assaisonnent la quotidienneté. La détresse existentielle est à son comble. Les diplômés sont ridiculisés publiquement. La promotion et/ou la réclamation de l’éthique dans la gestion de la chose publique est indexée comme étant séditieuse. En conséquence, comme dans un climat d’alerte à une catastrophe imminente, la plupart des jeunes fuient le pays à la recherche de la vie et de l’espoir. Et, le pays continue à plonger dans l’abîme.

Le plus inquiétant est que le champ politique est laissé aux amateurs, aux visionnaires du spontané et aux corrompus de tout acabit. Les personnalités compétentes ne se portent pas candidats et ne votent pas. Pour sa part, la presse, sous la dictature de la précarité et la tentation d’enrichissement facile, devient un repère de « leaders d’opinion », pour la plupart incultes et affamés, qui vendent, sans aucun état d’âme, leur plume et leur micro aux plus offrants. Malheureusement, l’université et la société civile organisée suivent la société dans sa chute libre.

Jusqu’où va-t-on descendre pour que les plus capables se dressent, dans un élan de compassion rationnelle, au profit du plus grand nombre ?


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