Qu’en est-il du marché des jeux de paris sportifs en Haïti?
9 min readPar Médy Orlison DÉSIRAL dsiralmdyorlison@gmail.com
De nos jours, le paysage économico-financier haïtien est marqué par un certain essor du marché des jeux de hasard. Ce dernier, dans sa diversité et ses multiples facettes, est notamment caractérisé par l’extension du segment relatif aux jeux de paris sportifs. Il s’agit là d’un phénomène socio-économique ayant une portée considérable. En effet, un tel phénomène, très prisé par une frange importante de la population (particulièrement les jeunes), mérite de faire l’objet d’une attention soutenue eu égard aux enjeux qu’il sous-tend. Ainsi, à travers ce papier, nous nous tâcherons de mettre en exergue différents éléments qui modulent la dimension économique des jeux de paris sportifs en Haïti. En ce sens, nous allons nous pencher sur des aspects bien spécifiques tels la structure et la taille du marché, l’efficacité de l’exclusivité d’exploitation de ce marché par l’Etat haïtien ainsi que le comportement et la position des joueurs par rapport au risque.
L’industrie des jeux de paris sportifs en Haïti fait preuve d’un potentiel énorme. Toutes choses étant égales par ailleurs, ce segment de marché se caractérise par une forme d’exubérance, étant donné l’attractivité, tant du côté de l’offre que de la demande, dont fait montre celui-ci. À titre illustratif, la pénétration du marché par de plus en plus de firmes met en relief l’existence d’une certaine profitabilité non encore exploitée. Du point de vue de la demande (potentielle ou notionnelle), sur l’étendue du territoire national, les amateurs des jeux de paris sportifs ne manquent pas, bien qu’il existe des contraintes d’ordre technologique à l’épanouissement du marché (fracture numérique). À ces égards, sur le moyen et long terme, ce secteur promet un développement luxuriant et spectaculaire, nonobstant les problèmes structurels inhérents à l’économie haïtienne.
Au cours de la deuxième moitié de la dernière décennie, plusieurs entreprises ont effectué leur entrée sur le marché des paris sportifs en décrochant auprès de la LEH (Loterie de l’État Haïtien) un contrat de concession leur permettant d’évoluer dans le domaine des jeux de hasard. Nous avons pu identifier sur le marché environ six (6) plateformes prestataires de paris sportifs. Qu’en est-il de la taille de cette industrie ? Qu’en est-il de la distribution des parts de marché ? L’entité de régulation du secteur des jeux de hasard, à savoir la LEH, devrait pouvoir éclairer nos lanternes à ce sujet.
La loi-cadre de la LEH (loi du 04 Septembre 1958) fait d’elle un organisme public autonome ayant l’exclusivité d’exploitation de toutes les formes de loterie en Haïti. De ce fait, la LEH détient le monopole du secteur des jeux de hasard en Haïti. Toutefois, dans la pratique, la LEH accorde, suivant des critères définis, un permis d’exploitation aux entreprises désireuses d’intégrer le secteur. En ce sens, elle ne dessert pas directement le marché. Est-ce la meilleure stratégie ? Serait-il économiquement correct que le marché soit desservi directement par la LEH ? Serait-il préférable que les prestataires de paris sportifs pénètrent le marché en suivant le cours normal de création d’une entreprise et sans passer par la LEH ?
Primo, nous devons admettre que les finances publiques haïtiennes sont exsangues et que face à nos innombrables défis socio-économiques, nous devons pouvoir mobiliser toutes les ressources pouvant nous permettre de financer nos programmes et projets de développement. Deuzio, le marché des paris sportifs, avec toute sa potentialité, peut, dans une certaine mesure, s’avérer être pourvoyeur de ressources (fiscales et autres) pour les finances publiques. Tercio, étant donné le mode d’organisation de la sphère publique en Haïti, il peut en résulter un certain dysfonctionnement si la LEH devrait desservir directement le marché. Avec tous les handicaps et toutes les difficultés caractérisant le secteur public en Haïti, si une telle situation se produisait, il serait légitime de craindre que le marché des paris sportifs n’atteigne tout son potentiel. À terme, si nous parvenions à solutionner les principaux maux qui rongent la sphère publique haïtienne, une telle stratégie pourrait être la meilleure. Dans les conditions actuelles, il nous faut faire un arbitrage entre favoriser l’apparition et le développement d’entreprises privées sur le marché et permettre à l’État d’engranger une partie des revenus qui s’y découlent. Dans cette perspective, il nous faut éviter que l’obligation pour les potentielles entreprises d’obtenir préalablement l’autorisation de la LEH ne soit un poids administratif additionnel et inefficace.
Mettons l’emphase sur le dernier aspect que nous avons proposé d’aborder à savoir le comportement et la position des joueurs des paris sportifs par rapport au risque. Les entreprises dont leurs champs d’activités sont parsemés d’expériences aléatoires (compagnies d’assurances, sociétés de paris sportifs…) fondent leurs processus décisionnels sur des calculs actuariels, sur des lois de probabilités et notamment la loi des grands nombres (qui postule que “la moyenne d’un grand échantillon d’une population tend à se rapprocher de la moyenne de cette population” – elle permet ainsi aux agents économiques qui en font usage d’assurer une certaine mutualisation des risques). À contrario, la plupart des amateurs des jeux de paris sportifs
prennent leurs décisions suivant la loi des petits nombres . En effet, il s’agit d’une observation d’ordre psychologique selon laquelle “les individus ont tendance à être particulièrement influencés par les petits échantillons”. Une telle appellation fut introduite par Daniel Kahneman 2 et Amos Tversky dans un article titré « Belief in the Law of Small Numbers ».
Suivant la perspective précédente, nombreux sont les amateurs de jeux de paris sportifs qui font leurs choix sous l’emprise de ce que l’on appelle en économie comportementale « un effet de récence ». Très souvent, ils se basent uniquement sur les toutes dernières performances (les observations récentes) d’un sportif ou d’une équipe sportive pour effectuer leurs mises de fonds (leurs paris). Du coup, leurs décisions sont entachées de « biais de représentativité » car l’échantillon considéré s’avère faible et donc, il ne peut être utilisé pour faire des projections, des extrapolations fiables. Maintes fois, les prévisions de ce genre se sont révélées fallacieuses. Dans certaines situations, ils fondent leurs raisonnements uniquement sur la notoriété d’un athlète, d’un club sportif ou d’une franchise, sans prendre en considération la forme ou le contexte présent. De tels raisonnements sont entachés de « biais d’ancrage ». Par ailleurs, beaucoup de “parieurs sportifs” font preuve de « comportement grégaire » dans leurs prises de décisions. Dans nombre de cas, leurs choix reflètent un effet imitatif. En outre, ils cherchent parfois à trouver des informations qui valident leurs opinions et minimisent celles qui les remettent en question en pensant pouvoir tout contrôler. En conséquence, leurs choix sont entachés de « biais de confirmation » et ils sont victimes d’ « illusion de contrôle ». Ainsi, pourrions-nous dire que les amateurs des jeux de paris sportifs sont des “homo economicus” (agents économiques rationnels) ?
En économie, pour jauger la rationalité d’un agent dans le cadre d’une décision, d’un choix quelconque en présence d’incertitudes, le cadre axiomatique de Von Neumann et Morgenstern 3 se révèle être un outil analytique servant de repère. Son utilisation nous commande de faire appel à la notion d’aversion au risque selon laquelle “un agent économique préfèrera une somme d’argent connue d’avance à l’équivalent de l’espérance mathématique d’un jeu aléatoire et risqué”. Ceci étant dit, dans le cas d’un pari sportif, en considérant deux scénarios possibles, l’un dans lequel un individu se lance dans le jeu et l’autre pas, il va falloir établir une distribution de probabilités pour pouvoir déterminer dans les deux cas la valeur de l’espérance mathématique (l’espérance de gain) qui en découle. De là, il faudra comparer le gain espéré du premier scénario (dans lequel l’individu en question effectue un pari quelconque) à celui du deuxième scénario (dans lequel l’individu en question ne se lance pas dans le jeu).
Si le gain espéré du premier cas est supérieur à celui du deuxième cas et que l’individu en question décide de ne pas effectuer le pari, nous dirons qu’il est risquophobe (qu’il est averse au risque). À l’inverse, si le gain espéré du premier cas est inférieur à celui du deuxième cas et que l’individu décide, malgré tout, de se lancer dans le jeu, nous dirons qu’il est risquophile (qu’il a le goût du risque). Bref, ce cadre d’analyse nous permet de dire que l’individu rationnel choisira l’option qui lui procure le gain espéré le plus élevé.
De manière générale, et particulièrement dans le cas d’une loterie, il se révèle que l’espérance mathématique du premier scénario s’avère inférieure à celle du deuxième scénario. Ce qui reviendrait à dire que les amateurs des jeux de hasards ne seraient pas rationnels. Cependant, il y a une situation qualifiée de « Paradoxe de St Petersburg4 » dans laquelle le gain espéré du premier scénario est infini. Sur cette base, nous ne pouvons pas affirmer péremptoirement que ces derniers ne sont pas rationnels bien que les adeptes de l’économie comportementale avancent que les prises de décisions des agents économiques sont entachées de biais cognitifs et émotionnels. Ce qui est une remise en question de l’hypothèse de “Rationalité” des agents économiques sur laquelle repose une très grande partie des théories économiques. Herbert Simon, économiste et sociologue américain, a, quant à lui, évoqué le concept de « rationalité limitée – Bounded rationality5 » pour établir une distinction avec la rationalité parfaite, absolue et objective de la théorie néoclassique et pour mettre en évidence le fait que les agents économiques n’effectuent pas des choix optimaux mais visent à atteindre un certain niveau de satisfaction en fonction des informations disponibles. Étant donné une telle ambivalence, il ne peut y avoir une réponse définitive au sujet de la rationalité des amateurs de jeux de hasard.
Nous devons retenir que les comportements des joueurs dans le cadre de telles aventures peuvent avoir des incidences sur leurs finances personnelles. Ainsi, nous invitons les amateurs de jeux de paris sportifs à mieux évaluer le terrain lorsqu’ils comptent se lancer dans de telles expériences. Une meilleure évaluation des enjeux qui s’y rattachent en essayant de se dépouiller le plus que possible des biais comportementaux conduira à un meilleur niveau de gain, un meilleur niveau d’utilité (de satisfaction). Sous un autre angle, la structure de ce marché est appelée à évoluer dans le temps. Est requis un meilleur niveau d’organisation, de règlementation et de régulation de cette industrie prometteuse et juteuse. La stratégie de financement de notre développement devrait accorder une place prépondérante au marché des jeux de hasard en général et au segment relatif aux paris sportifs en particulier. Ce dernier a l’air d’une véritable poule aux œufs d’or. Il ne faut surtout pas la tuer. Voilà une gageure à laquelle nous devrions nous souscrire.
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1. Varian, H. R. (2014). Introduction à la microéconomie. (8e édition, traduction de la 9e édition américaine). Paris : Nouveaux Horizons. Pages 648-650.
2. Kahneman, D., Tversky, A. (1971). Belief in the Law of Small Numbers. Psychological Bulletin, 76(2), 105-110. 3. Lauréus, J. A. M. (2013). L’art et la science de la stratégie en économie et en politique. Port-au-Prince : Media
Tech. Pages 45-54.
4. Lauréus, J. A. M., Op.cit.
5. Simon, H. A. (1955). A Behavioral Model of Rational Choice. The Quarterly Journal of Economics, 69(1), 99-118. &
Simon, H. A. (1976). From substantive to procedural rationality. Cambridge: Cambridge University Press.
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