Quand les “outsiders” prennent le Palais national d’assaut !
7 min readPar Juno Jean Baptiste
Twitter: @junopappost
Ils ne sont pas généralement les plus attendus. Mais quand ils surgissent sur le ring, parfois comme un virus, ils bousculent les codes de la politique, s’adjugent le Palais national et renvoient les politiciens traditionnels dans les cordes. Ça fait plus de 30 ans depuis que cela dure.
L’éclosion tous azimuts de pseudo-partis politiques sans ancrage idéologique, sans représentativité nationale, sans offre politique lisible n’a fait qu’amenuiser leur coefficient de crédibilité aux yeux du peuple. Du contexte général d’indifférenciation idéologique en Haïti semble émerger périodiquement une figure messianique incarnant à elle seule un moment historique sans être forcément créditée d’une idéologie politique formellement assumée dans le sillage d’un parti politique : c’est l’outsider. Il émerge du chaos, des broussailles du temps. Son ombre plane sur tout un momentum politique. Il est soudain affublé de toutes les épithètes messianiques. Il franchit le rubicon électoral et, l’espace d’un cillement, il galvanise les bas instincts populaires.
Depuis la chute de la dictature sanguinaire des Duvalier, il y a exactement 34 ans, les présidents issus d’élections occupent les avenues du pouvoir pendant 23 ans, et le compteur continue d’augmenter, vu que le mandat de Jovenel Moïse n’a pas encore pris fin. Les présidents non élus par le peuple, quoique plus nombreux, n’ont eu droit qu’à 11 ans d’exercice du pouvoir. Les présidents élus occupent donc 67% de la période post-Duvalier alors que les 33% restants sont dévolus aux autres formes de présidence dite provisoire avec des nuances dans les modalités de mise en place et de composition. Si l’on tient compte de tous les présidents (élus ou pas), en dehors de Jean-Bertrand Aristide (2e mandat), de 1986 à nos jours, seul Leslie François Manigat s’est révélé un véritable homme parti alors que parmi les élus (à proprement parler, sans considérer dans cette catégorie spécifique la percée louverturienne du professeur Manigat), seul Jean-Bertrand Aristide (2e mandat) s’est révélé tel.
Le festin des outsiders
De Jean Bertrand Aristide, en passant par René Préval, Michel Martelly, et jusqu’à Jovenel Moïse, les partis politiques n’ont fait que mordre de la poussière depuis 1986 dans les joutes présidentielles. Quand ce n’est pas la consécration d’un prêtre charismatique, d’un théologien de la libération n’ayant jamais milité dans un parti politique qui braque les élections, c’est son dauphin qui y parvient presque sans entraves majeures, à deux reprises, c’est un musicien populaire, aux propos grivois et salaces, habitué à montrer son cul en public, qui sort «gagnant» d’un des processus électoraux les plus rocambolesques de toute l’histoire contemporaine haïtienne, ou encore un entrepreneur agricole, faussement vendu par certains médias comme celui qui allait exporter des milliers de tonnes de bananes vers l’Europe. Les outsiders n’en finissent vraiment pas de damer le pion aux politiciens traditionnels.
La roue tourne, dit-on. Mais cet horizon, au fil des années, semble indépassable tant les partis politiques (plusieurs centaines, NDLR) continuent à s’enfermer dans des archaïsmes les uns les plus effarants que les autres, incapables d’aller à la rencontre du peuple et des corps intermédiaires. «La démocratie représentative fonctionne surtout dans les sociétés où il y a des normes, des valeurs et des attitudes soutenant ce régime politique et facilitant leur intériorisation par les citoyens dans le but de rendre possible la coexistence sociale […]», explique Sauveur Pierre Etienne, soutenant, non sans finesse, qu’un «outsider fait toujours mieux l’affaire de l’establishment politico-financier de la République de Port-au-Prince, de Washington et de Santo Domingo qu’une femme ou un homme de parti.»
Les politiciens mis au ban ou mis au banc?
Peut-être le mal a-t-il des origines plus anciennes. Mais le constat est sans appel: ceux qui font de la politique leur métier ces dernières années, qui militent à l’intérieur des partis politiques quoiqu’imparfaits, ne parviennent guère à s’adjuger le Palais national. Sont-ils mis au ban ou mis au banc? Le sociologue Géraldo Saint-Armand, joint au téléphone par Port-au-Prince Post, indique que, dans l’«imaginaire populaire haïtien», les «partis politiques sont des acteurs de la reproduction du statu quo». Ce «comportement électoral» exprimé depuis des années chez une «partie significative de la population», souligne l’auteur de la Tyrannie de l’insouciance , est l’expression de ce Max Weber appelle «action affectuelle».
Les outsiders au pouvoir. Les figures des partis politiques à l’opposition. Est-une une des faiblesses inhérentes à l’apprentissage de la démocratie, qui est toujours un long chemin sinueux et plein d’obstacles dans beaucoup de pays, comme le montre l’histoire ? C’est, d’une part, soutient pour sa part le professeur Fritz Dorvilier, à cause du «déficit d’acclimatation des partis politiques» et, d’autre part, du «faible niveau de culture politique du peuple haïtien». «Les partis politiques sont très éloignés du monde-vécu du peuple. Ils sont souvent centralisés et gérés de façon peu démocratique. Certains sont administrés comme un héritage familial ou un capital privé. Ils sont repliés sur eux-mêmes. Ils ne font pas réellement un travail organisatonnel de proximité», explique le sociologue.
Tirs croisés
En 34 ans, l’espoir est littéralement assassiné dans notre pays. Dans la foulée de 1986, on est vite passé de «l’enthousiasme au désenchantement», pour reprendre les termes du professeur Laënnec Hubon, chercheur au CNRS en France. Haïti est censé devenir une fiction inaltérable : crise de l’habitat, crise éducative, crise politique, crise écologique, crise sociale, crise économique… «Le règne des outsiders a détruit la militance politique, la pensée politique […] . Il a déshumanisé la politique, mis K-O les partis politiques, affaibli l’Etat, augmenté la corruption et mercantilisé le jeu politique», assène Alexandre Telfort, secrétaire général de _Haïti 2054_ – une jeune structure politique qui s’ajoute à cette liste innombrable de partis politiques et/ou pseudo-partis, dont la grande majorité n’existe que de nom et ne pèse nullement sur l’échiquier politique.
«Cet échec est l’expression de l’impuissance des élites politiques, économiques et sociales qui n’ont pas su ou pas pu trouver la réponse appropriée au double processus de transformation et de décomposition de l’État postduvaliérien sur fond de crise sociétale aiguë», soutient pour sa part Sauveur Pierre Etienne. Le sociologue Géraldo Saint-Armand, lui, soutient que le «désastre sociopolitique et économique actuel est l’oeuvre de l’instauration d’un ordre d’exploitation». L’administration politique est au service de cet odre, dit-il, ajoutant que les serviteurs de cet ordre, qu’ils soient régulièrement des outsiders, sont souvent des acteurs de doublure. Edgar Leblanc, coordonnateur général de l’OPL, estime, lui, qu’il ne faut pas «réduire l’effondrement actuel de l’État et de la société uniquement à l’accession d’outsiders au timon des affaires», même s’ils y ont, de toute évidence, une grande part de responsabilité.
L’art d’inventer le neuf est-il atteignable ?
Eu égard au désenchantement du peuple haïtien depuis des décennies, voire des siècles, se pose régulièrement la question de la réinvention des partis politiques, de l’offre politique et de la nécessité d’un nouveau leadership, axé nécessairement sur la participation des citoyens. «Une telle initiative ne pourra pas faire l’économie de répondre concrètement à la question cruciale : quelle école pour quelle société? Car tout appareil de domination digne de ce nom doit disponer des ressources humaines, économiques et techniques lui permettant d’accomplir sa mission fondamentale de garantir à la population le droit à la sécurité, à l’alimentation, à la santé, à l’éducation, au travail et au logement», plaide Sauveur Pierre Etienne, auteur de plusieurs livres à succès, ancien dirigeant de parti et ancien candidat à la présidence, dans une interview à Port-au-Prince Post.
Pour Edgard Leblanc Fils, il faut «investir dans la formation de la conscience politique du peuple et aussi rappeler les élites à leur vocation». Il importe, par la «concertation», ajoute-t-il, la «mobilisation des forces saines», de «parvenir à la marginalisation des groupes prédateurs» au profit des «organes rationnels de sélection et de recrutement des dirigeants politico-économiques sur la base du mérite». Le renforcement des partis politiques et l’ajustement de l’offre politique en découleront nécessairement. «Il faut miser avant tout sur le renforcement de la société civile. Ce qui passe par le réhaussement de la culture politique et le renforcement des régimes d’engagement civique et politique», soutient, pour sa part, Friz Dorvilier.
Seule façon de retrouver l’art perdu d’inventer le neuf ? Quel est le poids des “outsiders” dans le malheur de ce pays ?
Informer pour Changer
Tres bon travail. Toutes mes félicitations !!
Je pense l’une des raison fondamentale de cet état de fait est le niveau d’éducation de nos votants en général et la culture politique des haïtiens.
Nous avons une population qui n’arrive pas à saisir le bien-fondé d’un parti politique. Elle pense à tort et à raison que les partis politiques ne font que reproduire le statu quo. Donc tous ce qui est essentiellement partis politique est à bannir. Nos hommes politiques n’ont rien fait non plus pour changer cette perception de la population.
En plus, l’hatien typique est émotionnel, il agit par instinct, à coup de cœur. C’est exactement ce qu’exploite ces “Outsiders “. Ils disent, pendant les campagnes exactement ce mes votants veulent entendre. Ils trouvent des slogans accrocheurs….Ils n’ont aucun mal à mentir, ils gagnent très vite la confiance de la grande majorité de votants pour se faire élire.
Sans oublier que ces hommes , sans aucune idéologie et ancrage plotique,représentent le type de dirigeants que la bourgeoisie et le secteur privé haitien aiment voir prendre le pouvoir afin de perpétuer leur processus de captation de l’État.