Une envie de beauté au temps du coronavirus
7 min readPar Fils-Lien Ely Thélot
Sociologue, Ph.D.
Il y a qui est tombée si brusquement, la nuit toute sombre de terreur. Il y a, qui cogne sur les taudis, une pluie grise à force d’être amère. Il y a, qui aboient à pleins poumons, ces chiens dont le regard se casse au fil des Parques. Et à moi, il arrive des tremblements à l’âme, d’intermittentes claudications au cœur et une étrange perméabilité à ma peau qui s’ouvre à l’hiver. Je voudrais dormir. Mais le sommeil ne vient pas. Mon cerveau tourne à plein régime et ne cesse de penser que les temps ont changé, que la mort a déployé ses ailes sur notre monde, que les nuages habitent désormais dans chaque regard.
Il n’y a pas si longtemps, notre monde était marqué par l’obsession de la santé parfaite. Aujourd’hui, nous vivons dans la hantise d’une maladie contagieuse : le coronavirus. De la mi-novembre 2019 à fin avril 2020, le Covid-19, reconnu comme une pandémie par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), aura infecté plus de trois millions de personnes et causé plus de deux cent mille décès dans le monde. Aux Etats-Unis d’Amérique, un million de personnes environ sont atteintes de la maladie et plus de cinquante mille en sont mortes. En Haïti, nous espérons, avec le regard tourné vers le ciel, que la chaleur et les rayons du soleil auront quelques effets défavorables à la propagation du SARS-COV-2. Nous prions aussi le Bon-Dieu pour que le vaccin BCG soit une protection contre cette affreuse maladie. Mais nous avons peur. On nous dit que l’épidémie est déjà dans nos murs et qu’elle a déjà terrassé de bien braves gens. Un ministre a déjà déclaré avoir pris les dispositions pour nous enterrer massivement dans des fosses communes quand nous tomberons comme des mouches.
Je ne voudrais pas mourir maintenant. Pas comme ça. Pas dans cette laideur qui scintille de mille feux autour de moi. Pas dans cette ambiance de fatigue générale où les élans populaires se sont fourvoyés au creux de l’indécence, où les mains tendues se sont transformées en actes d’accusation, où la parole donnée ne comporte de valeur que celle égale au poids de l’ombre.
Non. Je ne voudrais pas mourir maintenant. Pas dans ce confinement qui trahit la crasse incompétence des autorités politiques, l’amère incrédulité des masses, l’incommensurable déconnexion des intellectuels, l’intenable cupidité des commerçants de tout acabit. Pas dans cette distanciation sociale qui étouffe la spontanéité d’un éternuement, les plaisirs simples d’une embrassade, la fraiche douceur d’une caresse inattendue, la ferveur incandescente d’un bain de foule. Mais à quoi bon continuer à vivre si c’est pour voir mon pays chaque jour plus avili, chaque jour plus méprisable ? Avec de plus en plus d’inégalités et d’exclusions sociales. Avec de plus en en plus de pauvres et d’affamés. Avec de plus en plus d’enfants dans les rues, dans les institutions, livrés à la merci des prédateurs et des trafiquants. Avec de plus en plus de jeunes dont les yeux ont cessé de s’ouvrir sur les étincelles de la rêverie et de la dignité humaine.
En ces temps de coronavirus, me voici donc sommé de limiter mes déplacements, de rester chez moi, de réduire mes relations sociales, de me cloîtrer derrière des gestes barrières. Le gouvernement, les médias, les professionnels de la santé, tous, ils me disent ce qu’ils veulent que je fasse ou ne fasse pas. Pour mon propre bien. Pour le bien commun. Cependant, voilà deux mois environ qu’ils me font vivre dans un environnement anxiogène sans jamais me demander ce que je voudrais, moi. Ce qui me fait envie en ces temps de confinement, de distanciation sociale, de deuils en suspens, de larmes intarissables et de désolation mondialisée.
Peut-être que je ne survivrai pas à cette épidémie. J’éprouve, tout le long de mes membranes plasmiques, une sensation de fin du monde en gestation. Mais ce qui m’habite surtout en ce temps de coronavirus c’est une forte envie de beauté, un foisonnement d’esthétiques intemporelles.
Oui. J’ai envie de beauté en ces sombres jours qui pourraient bien être mes derniers sur terre. Quand mon regard se portera sur les piles de fatras de la ville, je chercherai cette magnifique goutte d’eau en train d’accoucher un arc-en-ciel, ou cette fleur qui éclot tout soudain pour donner à la boue sa lettre de noblesse, ou cette illumination sur le visage de l’enfant qui aurait trouvé un jouet jeté par un autre : une bille en marbre, une poupée de chiffon, une toupie cassée, etc. Quand ma main touchera les blessures de nos forêts écartelées, je choisirai de sentir la mouvance des sources en robes de porphyre et les tressaillements de la rosée prise en flagrant délit de tendresse. Je ne demanderai plus où sont passés les rossignols dont la musique donne à l’aube un goût de béatitude. Je veux désormais croire que tous les oiseaux du pays ont trouvé un refuge dans mon cœur et qu’ils n’auront plus besoin de fuir.
Il y a tant de beautés sur cette île qui marche. Je voudrais les embrasser toutes d’une même étreinte avant de m’en aller à jamais. Je pense à la poésie qui émane de chaque élan, exprimant la candeur magnanime de ce peuple qui chante, qui danse et qui rit. Je pense à tous ces créateurs du spiralisme, de Saint-Soleil, des rabòday. Je pense à la beauté de nos sites historiques : la citadelle La Ferrière, le palais Sans Souci, le palais aux 365 portes, etc. Je pense à la beauté de nos plages, avec leurs cocotiers, leurs sables fins, leurs fruits de mer. Je pense à la beauté de nos gingerbread, aux délices de notre cuisine, aux succulences de nos fruits. Et dire que je pourrais mourir du coronavirus sans avoir pris le temps de profiter pleinement de toutes ces merveilles… Quelle ironie ! Partout autour de moi c’est la mer. Pourtant, je ne me souviens même pas de la dernière fois que je suis allé à la plage.
Et que disait-il déjà, Hippias, pour définir la beauté ? « Sache donc, Socrate, puisqu’il faut te dire la vérité, que le beau, c’est une belle jeune fille » (Platon, Hippias Majeur). Je voudrais tellement que ce fameux sophiste ait raison. Car il y a tant de belles jeunes filles, agréables à mes sens en alerte, qui me font tourner la tête plus que jamais en ces temps de coronavirus. Il y a cette belle vierge noire qui passe tous les jours devant mon portail et dont la démarche lascivement innocente réveille en moi des désirs insoupçonnés. Il y a cette autre jeune fille si svelte, au sourire pétillant, dont la voix me captive tel un chant de sirène. Il y a aussi cette petite marchande de légumes qu’on dirait sortie toute droite d’un poème d’Oswald Durand ou d’Alcibiade Fleury Battier et qui me fait penser aux charmes pulpeux de l’impératrice Adelina (épouse de Faustin 1er dont la petite histoire rapporte avoir été d’abord une marchande). Toutes ces beautés, et bien d’autres encore, vont et viennent dans mes rêves, la nuit. Et je me console de ces délicieuses larmes dans mes yeux lorsque je me réveille avec un grand vide dans les bras. Car, elles aussi, ces larmes, je les trouve magnifiques : elles me rappellent que de souffrir je suis en vie. Bien vivant. Et à l’ombre des jeunes filles en fleur.
C’est à la fois éprouvant et grisant le confinement, pour un quadragénaire solitaire qui a envie de beauté au temps du coronavirus en Haïti. L’électricité fait défaut. La qualité de l’internet est médiocre. Le travail professionnel devient plus compliqué. On doit faire face avec soi-même, sa jeunesse perdue, son vieillissement déjà en branle, sa précarité. On découvre alors qu’il n’y a pas plus important dans l’existence que la beauté qui nous entoure et les fleurs qui éclosent. Et moi, du fond de ma quarantaine, j’éprouve une soif inextinguible de la fontaine de jouvence et d’aller n’importe où pourvu qu’il y ait des fleurs… des fleurs qui sauront m’apprivoiser.
Tant de fois, ma Belle Rose, je voudrais te dire ces blessures qui m’habitent en ces temps où les humains couchent avec la mort. Te parler de toute la convenance de notre humanité, de la juste proportion des choses. Mais te voilà bien loin dans une autre ville, derrière une montagne d’océans. Et, voici que je parle de la beauté en racontant l’histoire de ma folie.
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