Le luxe réinventé au bénéfice de la survie
4 min readPar Samuel Orphée
C’est une voiture d’un autre temps, longtemps disparue de nos routes, qui revient peu à peu sous d’autres formes, mais avec une nouvelle fonction : servir dans le transport en commun et aider certaines familles à ne pas succomber sous le poids de la pauvreté. Face à un pays qui s’effondre depuis déjà des décennies, les Haïtiens-e-s sont toujours capables d’étonnants miracles.
Nous sommes nombreux à nous rappeler l’élégance de la fameuse ISUZU Trooper, voiture qui a fait les beaux jours de la « classe moyenne » de la fin des années 90 jusqu’au début du nouveau millénaire. Tant son cadre spacieux que son confort en faisaient la voiture la plus en vogue de l’époque. Sa commodité était telle que même dans le cas d’une randonnée d’une famille de 6 personnes, tout le monde y trouvait place et y siégeait sans encombre. L’ISUZU Trooper, fantasme générationnel, était aussi réputée robuste.
Sous les assauts répétitifs du temps qui use, ces véhicules ont succombé, les moteurs affaiblis, la carrosserie déglinguée, au point de n’être finalement propres qu’à la triste démolition. S’ensuit alors la venue de nouveaux modèles qui offrent de nouveaux conforts à une nouvelle génération désireuse d’évoluer au rythme du temps et qui fait aussi de l’esthétique un critère majeur dans sa quête d’affirmation de soi. C’était désormais le moment pour l’ISUZU Trooper de faire ses adieux à nos chaussées, quitte à garnir le musée des antiquités.
Mais depuis quelque temps, ce vieux modèle, dans un autre registre, semble ressuscité, laissant à la boîte de l’oubli ses lustres d’antan pour une transformation qu’on ne saurait imaginer. Il faut dire que l’idée est de lui donner l’allure d’un pick-up ; le siège arrière disparaît au profit d’une cloison qui consacre la frontière entre le chauffeur et les passagers puisque dorénavant l’ISUZU Trooper s’ouvre au transport public. Et cette transformation improbable la ramène au rang de tap-tap.
Deux bancs en longueur traversent les entrailles de l’ISUZU Trooper. Un réaménagement précautionneux du toit tutoie la tête des passagers vu que la voiture n’était pas destinée à cette tâche. Nonobstant toutes ces prestidigitations, elle peine à s’accommoder à sa nouvelle fonction pour le moins paradoxale qui n’a cure des précisions ergonomiques. Toutefois, la voiture garde sa force d’antan, son appétit modéré à l’essence et l’accessibilité de ses pièces, et dans ses va-et-vient désormais grotesques, elle assomme nos tympans de ses bruits de fer rouillé, témoins d’une fatigue pluridécennale.
À quoi est dûe cette réapparition étonnante ?
Plusieurs chauffeurs affirment être à la recherche d’une d’entre elles. Selon leurs propos, c’est une démarche rentable et non un risque. Ses pièces étant très accessibles, sa consommation d’essence étant sobre, ses moteurs étant vigoureux, malgré l’usure du temps, l’ISUZU Trooper est encore au centre de toutes les convoitises, la lutte contre la faim aidant. Il faut tout au moins préciser que ces qualités relèvent aujourd’hui de la science-fiction dans le secteur de l’automobile où les voitures modernes raffolent des litres de gaz, particulièrement chez les véhicules de transport en commun.
« Cette reconversion est dûe à ma situation économique précaire depuis mon licenciement en 2004. Je me suis essayé à plusieurs petites activités, sans succès; au final, j’ai dû retirer mon ISUZU Trooper de son coin, la transformer pour survivre. Aujourd’hui, ce n’est plus un souci pour moi de nourrir ma famille », raconte Dieufait, un sexagénaire qui a reconverti son IZUZU Trooper en tap-tap il y a trois ans, par simple nécessité.
Cette pratique n’est pas nouvelle en Haïti. C’est une culture qui alimente depuis des lustres tout le secteur de l’automobile. Une routine qui se repose sur le savoir-faire des ferronniers, des sculpteurs, des peintres, qui font des merveilles à partir des pick-up, des mini-camions afin de desservir le transport en commun.
Mais à Port-au-Prince, la tendance est également esthétique avec une collection de mille couleurs que l’on appelle les ՙՙbwa fouye՚՚. Une transformation qui nargue le fer pour le bois sculpté, poli et peint. Croix-des-bouquets et carrefour, là où la circulation de ces chefs-d’œuvre ambulants est plus prégnante, excellent dans cet art. Elles ont même été homologuées au rang de création typique de l’art Haïtien et ont même participé au défilé du carnaval national à plusieurs reprises.
Dieufait n’est certainement pas le seul à clamer l’importance de la transformation de ce véhicule qu’il a chéri des années durant. Ils sont nombreux à rappeler ses bienfaits. Ces voitures absorbent la chute économique de ces anciens employés ou professionnels qui se rabattent sur les carcasses de ces anciens bijoux, prétextes de réminiscence qui leur donnent satisfaction au frais de leurs peaux coupées à la meule et réinventées pour les besoins de l’obligatoire survie quotidienne dans une Haïti en butte à une paupérisation vertigineuse.
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