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Couvre-feu pour les journalistes en temps de Covid-19 en Haïti : le mépris de la voie judiciaire dans le débat

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Par Emmanuel RAPHAEL,
spécialiste en contentieux administratif

Pour parer aux risques funestes du Covid-19, l’Exécutif haïtien s’est empressé de prendre un ensemble de mesures, à l’annonce des deux premières personnes infectées. Dans la foulée, la fermeture de la circulation de rue au delà de huit heures (8) PM à toute la population sauf au personnel médical a été arrêtée dans la circulaire 001 en date du 25 mars 2020, tout en n’ouvrant la voie à une dérogation possible à cette interdiction pour un ensemble de personnes dont les journalistes que sur autorisation expresse de l’Etat. L’application de cette nouvelle règlementation de la circulation ne cesse d’occasionner affrontements musclés entre force de l’ordre et journalistes, marchands nocturnes et autres citoyens noctambules en plusieurs points du pays, débats médiatiques, remous populaires et dénonciations d’entraves à la liberté de la presse venant de plusieurs associations de journalistes sans compter d’autres types d’actions projetées pour demander le retrait de cette disposition de la circulaire dans laquelle l’Exécutif semble voir la mesure « chouchou » la plus finement pensée pour arriver au bout du Covid-19. Si cette restriction de liberté est acceptée pour le reste de la population, il y a l’article 28-1 de la Constitution disant que l’exercice du métier de journaliste « ne peut être soumis à aucune autorisation, ni censure sauf en cas de guerre », texte derrière lequel la disposition en cause dans la circulaire du 25 mars de l’Exécutif est vue comme une violation de la liberté de la presse. Mais jusque-là, aucun groupe organisé de journalistes dans la société n’a songé à adresser à la justice la question de la légalité d’un tel acte de l’Administration, préférant le registre de l’action politique. Pourtant sans préjudice de l’action politique, l’action juridictionnelle est aussi ouverte.

Voie de recours ouverte contre les mesures de l’Exécutif

Le pouvoir appelle toujours à son abus. Pour brider les tentations naturelles de l’Exécutif à la démesure dans les mesures, le législateur ouvre la voie au recours juridictionnel contre les actes pris sous l’égide de la loi du 15 avril 2010 portant amendement de la loi sur l’état d’urgence du 9 septembre 2008 en son l’article 12. Bien qu’on soit sous un régime juridique d’exception par la déclaration de l’état d’urgence faite par l’Exécutif pour contrer la menace du Covid-19, l’Etat de droit n’est pas en pause. Le législateur n’a fait que déplacer le curseur de la balance du coté de l’Etat, rompant momentanément l’équilibre qu’il doit y avoir entre les prérogatives de puissance publique et les droits et libertés fondamentaux. Ainsi on passe seulement d’un régime de droit commun à un régime d’exception. S’agissant des droits et libertés fondamentaux, la loi du 15 avril 2010 portant amendement de la loi sur l’état d’urgence du 9 septembre 2008 permet à l’Exécutif, à l’article 7, de prendre des mesures restrictives de certaines libertés dont la liberté de circulation. Par ailleurs, même sans texte, dès qu’il y ait mesures restrictives des libertés, la pensée juridique moderne, « droit-de-l’hommiste », a toujours admis qu’on a droit à un contrôle juridictionnel desdites mesures.

Par devant la CSCCA

La Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif est reconnue pour être le juge de droit commun en matière de contrôle des actes de l’Exécutif qui sont d’ordre administratif, faisant grief et qui sont à portée individuelle (les décisions administratives). Une décision de l’Administration fait grief dès qu’elle apporte une modification dans vos droits, libertés et privilèges de façon désavantageuse. Or, en prenant une circulaire pour réglementer la jouissance de la liberté de circulation et en soumettant cette jouissance à une autorisation préalable après une certaine heure, abstraction faite du statut de l’individu, déjà l’Exécutif a pris un acte de nature administrative qui fait grief mais qui est à portée générale car ne désignant personne nommément. Au nom du principe de la séparation entre la fonction administrative (l’Exécutif) et la fonction juridictionnelle (le Judiciaire), le juge administratif n’est admis à faire sortir de vigueur une mesure générale de l’Exécutif mais peut seulement s’abstenir de l’appliquer, par action incidente de l’une des parties, dans le procès pendant devant lui (article 183-2 de la constitution). De façon dérogatoire à ce principe d’incompétence de la CSCCA sur les mesures générales de nature réglementaire comme les arrêtés, l’article 12 de la loi du 15 avril 2010 portant amendement de la loi sur l’état d’urgence du 9 septembre 2008 disant que « Les mesures adoptées pendant l’état d’urgence sont susceptible de recours par devant la CSCCA » établit la compétence de la CSCCA sur ce recours qui, en temps normal, serait irrecevable par devant cette Cour.

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Par action principale

La loi du 15 avril 2010 portant amendement de la loi sur l’état d’urgence du 9 septembre 2008 ouvre la voie à la contestation des mesures prises par l’Exécutif par action principale, c’est-à-dire dès leur entrée en vigueur, sans besoin qu’il ait un premier contentieux né de l’application du texte. La règle ordinaire est que la CSCCA ne peut connaitre de recours fait par action principale contre un acte de l’Exécutif à portée générale pour les raisons exposées au paragraphe précédant, si bien que la juridiction désignée par la Constitution pour connaitre des recours par action principale contre les arrêtés de l’Exécutif est le Conseil constitutionnel (article 190-5 de la Constitution) encore que cette action n’est ouverte qu’à une liste réduite d’entités et personnalités publiques (article 190-5 de la Constitution). L’ouverture d’un recours par action principale et au profit de tout citoyen majeur contre ces mesures traduit un souci du législateur en matière d’atteintes aux droits et libertés fondamentaux et une grande nécessité du contrôle de l’action gouvernementale en cette matière.   

Avec bénéfice d’un traitement urgent nécessairement

La loi du 15 avril 2010 portant amendement de la loi sur l’état d’urgence du 9 septembre 2008 ne s’est pas prononcée sur le délai de traitement d’un tel recours or ce droit à un recours n’est que du leurre sans un traitement dans un délai raisonnable. Bien des droits existent même sans textes. Et c’est le cas de le dire. Le droit à la justice qui implique droit à un recours effectif exige même un traitement par la CSCCA d’un tel recours dans un délai raisonnable. Et dans ce cas, le délai raisonnable de jugemement se révèle problématique vu qu’il ne peut être supérieur à la durée de vie de ces mesures qui, normalement, sont d’un mois renouvelable (article 4 loi du 15 avril 2010 portant amendement de la loi sur l’état d’urgence du 9 septembre 2008). Le juge administratif peut tirer ses motifs pour un traitement urgent de ces recours du fait que même en temps ordinaire le délai de recours contre un arrêté portant sur les droits et libertés fondamentaux par devant le Conseil constitutionnel, l’oublié de l’Etat de droit en Haïti, pour parodier le professeur Samuel SIMON[1], est de huit (8) jours quand il y urgence ou à la demande de l’Exécutif (article 190-6 de la Constitution).

Conclusion

C’est une occasion unique de permettre à la CSCCA de jouer son rôle sur un terrain où on ne la connait pas encore trop et qui est pourtant bien le sien. Entre autres actions, judiciarisons le débat !


[1] Samuel Simon, « Le Conseil constitutionnel, l’oublié de l’Etat de droit en Haïti », [en ligne], consulté 10 mai 2020, https://lenouvelliste.com/article/208129/le-conseil-constitutionnel-loublie-de-letat-de-droit-en-haiti.   


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