Le relativisme du “sermon” constitutionnaliste occidental révélé par une pratique normative locale : une analyse interdisciplinaire du décret haïtien
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par Samuel SIMON
RESUME
Cet essai critique s’attache à démontrer, au travers d’une pratique normative bien ancrée dans le réel haïtien, le caractère relatif du constitutionnalisme occidental. Sans remettre en question les canons de ce principe, le propos révèle tous leurs inconforts à s’imbriquer avec la réalité du décret haïtien, eu égard au particularisme de cet instrument normatif qui s’explique par son caractère hybride « exécutif-législatif ». Si la raison juridique aboutit, en vertu de ses valeurs épistémiques, à des conclusions péremptoires sur l’anormalité de ce phénomène normatif « atypique », l’ouverture à l’interdisciplinarité en fournit une lecture novatrice qui justifierait son opportunité et propose subséquemment au Droit constitutionnel de nouveaux matériaux de réflexions certes extra-juridiques mais potentiellement juridicisables. Dans ces conditions épistémologiques, l’essai retient la perspective que l’inadéquation du décret hybride haïtien avec les valeurs constitutionnalistes occidentalo-centrées témoigne du relativisme de ces dernières. En droite ligne avec un rapport plus mature développé avec la connaissance, il conclut à la possibilité d’un « Soi constitutionnel haïtien » qui s’émanciperait des prétentions universalisantes du constitutionnalisme occidental libéral, pour s’adapter au réel sociopolitique de l’espace.
INTRODUCTION
« L’œuvre législative du gouvernement de transition d’Haïti (2004-2006) »[1], ce titre d’un ouvrage publié par un ancien Premier Ministre intérimaire haïtien et ancien fonctionnaire des Nations-Unies résume à lui seul toute la réalité de la gouvernance publique en Haïti. Il révèle aussi toute la préoccupation intellectuelle qui réside au cœur de ce présent essai critique. Pour le juriste occidental, notamment romano-germanique, généralement bien ancré dans le confort de ses traditions positivo-normativistes, un tel titre ne peut être qu’un oxymore, un « a-juridisme » ou une incohérence qui sied mal aux canons de certains principes modernes incontournables tels que le Constitutionnalisme et l’Etat de droit. En effet, « œuvre législative » et « gouvernement » sont, dans la lecture juridique moniste et au regard du droit constitutionnel moderne, antinomiques[2] par essence. Par application des sacro-saintes règles de la spécialisation des fonctions dans l’Etat et de la hiérarchisation des normes publiques que prescrivent les thèses constitutionnalistes classiques, ces deux notions se trouvent diamétralement opposées. « L’œuvre législative » étant la chasse-gardée d’un parlement, mais jamais la prérogative (même concurrente) d’un quelconque gouvernement ; même si dans certains régimes politiques l’initiative des lois est généralement partagée (article 111-1 de la Constitution haïtienne) ou relève exclusivement du Pouvoir Exécutif dans des domaines spécifiques (article 111-2 de la Constitution haïtienne).
Le siècle dernier a vu la construction, la dissémination et la diffusion internationale d’un patrimoine constitutionnel commun[3], d’inspiration et de souche occidentales, dont les composantes sont : la démocratie libérale, les droits de l’homme, l’Etat de droit, la suprématie de la norme constitutionnelle, et surtout la séparation des pouvoirs. L’époque contemporaine dénote une adhésion manifeste et quasi-totale de la communauté mondiale à ces standards de structuration des Etats et de la gouvernance des sociétés politiques. De ce fait, ce constitutionnalisme occidental ou libéral s’est vite apparenté ou imposé comme un évangile ou une « vérité » à prétention universalisante, universalisable et universelle. Il s’ensuit que les communautés politiques modernes sont jaugées suivant leur aptitude ou leur propension à s’approprier cette éthique constitutionnaliste planétaire ; certaines variations locales minimes en étant toutefois tolérées.
L’Etat haïtien a théoriquement intégré, lui aussi, le « sermon » constitutionnaliste occidental en consacrant formellement dans sa charte fondamentale du 29 mars 1987 tous les principes y afférents. Cependant, force est de constater que ce texte constitutionnel est resté, après trente-sept ans, purement déclaratoire, eu égard aux nombreuses pratiques développées en marge ou à contrario des valeurs qu’il postule. Au nombre de ces dernières, l’adoption récurrente et constante par le Pouvoir Exécutif de décrets à valeur législative, en dehors de toute habilitation juridique et dans les cas fréquents de dysfonctionnement du Parlement, retient prioritairement l’attention. Il va sans dire qu’un tel procédé normatif, assimilable à une forme d’hybridation « exécutif-législatif », bouscule sévèrement la double exigence de la séparation des pouvoirs et de la hiérarchie des normes dont la «vérité » constitutionnaliste occidentale est porteuse. Tenant compte de cet état de fait, faut-il alors considérer la formation sociale haïtienne comme un mauvais « fidèle » inapte à mettre en pratique le « sermon » constitutionnaliste libéral ? Ou autrement, l’inscription de la pratique constante du décret « exécutif-législatif » dans les traditions juridico-politiques haïtiennes est-elle, au demeurant, symptomatique du caractère mythique ou relatif de la « vérité » constitutionnaliste moderne ou occidentale, réceptionnée théoriquement par Haïti? Somme toute, dans quelle mesure cette pratique normative localement située révèle-t-elle un certain relativisme de la « lapalissade » constitutionnaliste occidentale mondialement répandue ?
Répondre à ce questionnement appelle nécessairement une immigration scientifique temporaire vers des horizons extra-juridiques, pour ensuite se rapatrier vers le juridique. Car le droit, en raison de sa finalité performativante, ne permet pas de saisir ce type de remises en question, voire ne les tolère carrément pas pour ne pas écorner le devoir de neutralité axiologique. Cette réflexivité critique nous commande donc d’abord d’effectuer, pour paraphraser la formule de la professeure Violaine Lemay, quelques « pérégrinations en terre disciplinaire étrangère »[4] pour comprendre la pratique adogmatique et socialement acceptée du décret « exécutif-législatif » haïtien (I). C’est à cette ouverture préalable à l’interdisciplinarité qu’est envisageable une étude novatrice sur ce dernier et qui est de nature à justifier sa nécessité, au regard du réel socio-politique haïtien (II). Ce qui, en définitive, nous induira à nous questionner sur les possibilités que cette pratique normative adogmatique représente un archétype d’un « Soi constitutionnel haïtien » qui s’affranchit de l’universalisme du constitutionnalisme occidental (III).
I.- Les vertus de l’ouverture interdisciplinaire pour comprendre le particularisme juridique d’une pratique normative adogmatique nationalement acceptée
Les vues du droit moderne sur la pratique haïtienne constante de gouvernance exécutive par des décrets « législatifs » sont péremptoires. Compte tenu de ses valeurs épistémologiques, comme la cohérence pyramidale, la raison juridique ne peut concevoir la validité ou la légitimité (au sens kelsenien) de cette catégorie de « normes » sui-generis[5] qui, en définitive, ne sauraient avoir qu’une existence factuelle. De ce fait, la recherche juridique de type exégétique, caractérisée par le repérage systématique des sources étatiques du droit, a toujours abouti à la conclusion que le décret haïtien est une anomalie légistique, une irrégularité normative, une déviance qui se trouve aux antipodes des universaux du constitutionnalisme moderne. Et le débat fut toujours ainsi clos. Au cours des cycles d’études antérieurs nous adoptâmes, non sans radicalité, cette posture également. Un tel aveu n’exprime pas pour autant une volte-face scientifique qui viserait à concéder aujourd’hui une quelconque normalité du décret haïtien, lorsqu’il est appréhendé à l’aune du droit. Attaché aux valeurs épistémologiques du projet savant de ce dernier, nous maintenons au contraire notre position initiale.
Cependant, l’innovation consiste aujourd’hui à tempérer cette dernière en s’ouvrant, dans l’étude de ce phénomène normatif, à de nouveaux buts complémentaires qui appellent d’autres univers épistémiques et qui posent la nécessité d’adopter des méthodes différentes de recherche et de production de savoirs. Car, comme le soutient Mark VAN HOECKE « …la méthodologie ne se développe pas en dehors d’une discipline, de son cadre théorique et de ses questions de recherche »[6]. « Une méthode n’est donc pas un accessoire du type « prêt-à-porter », elle est de l’ordre de la confection sur mesure »[7].
Dès lors, s’inscrire dans un paradigme explicatif et compréhensif du décret « exécutif-législatif » haïtien justifie l’ouverture à une perspective externe dans la recherche juridique, permettant de mobiliser des matériaux certes non-juridiques, mais potentiellement juridicisables. Car « le droit influence tout autant les pratiques sociales qu’il est influencé par elles ; il ne semble pas y avoir de priorité ou d’antériorité de l’un ou des autres. Il serait juste d’évoquer des interférences réciproques… Le recours aux sciences humaines et sociales (histoire, anthropologie, ethnologie, sociologie, notamment) serait alors indissociable d’une analyse fine du phénomène juridique »[8].
La pratique des décrets particuliers est constante et acceptée dans le paysage normatif haïtien, en dépit de l’incongruence de sa logique avec les assises théoriques du constitutionnalisme occidental. Depuis l’adoption de la Constitution de 1987, le constat dénote une tendance déflationniste de l’activité de légifération parallèlement à un flux important et croissant des décrets dans l’ordonnancement juridique national. La majeure partie de la vie nationale est organisée par les décrets particuliers de l’Exécutif, allant de l’organisation de l’administration publique jusqu’aux simples relations civiles entre époux, en passant par l’organisation judiciaire, la circulation aérienne et routière, la pénalisation de certaines conduites sociales, l’organisation du régime de l’état d’urgence, le cadre électoral, la protection de la population en cas de pandémie, l’identification nationale, etc. Face au constat de l’omniprésence de ce phénomène normatif dans le « vivre-ensemble » haïtien, il ne suffit plus de se cantonner aux cloisons disciplinaires du droit afin de seulement constater et de déplorer ses écarts avec le modèle constitutionnel libéral qui revendique l’universalité. Il en infère que, dans l’étude du binôme « décret hybride haïtien /constitutionnalisme occidental », l’inversion de perspective permettant de reconsidérer « les trop faciles prétentions d’universalité occidentalo-centrées »[9] n’est plus un crime de lèse-majesté scientifique[10].
Dans cet ordre d’idées, le dialogue horizontal du droit avec d’autres cultures disciplinaires savantes telles que la sociologie politique, l’histoire, les sciences politiques et la psychologie, a vocation à faciliter une conception renouvelée du décret haïtien. La mobilisation, avec le droit et pour le droit, d’autres connaissances extra-juridiques complémentaires, en plus de permettre de rompre avec les conclusions qui accablent généralement ce procédé normatif comme une forme de transgression du sermon occidental, lève également le voile sur sa potentielle utilité ou nécessité dans le réel haïtien.
II.- Une pratique normative adogmatique… nécessaire ?
Tout compte fait, le statut hybride du décret et sa prégnance dans l’univers politico-normatif haïtien révèlent un véritable paradoxe. Autant l’analyse juridique du décret haïtien conclut à son anormalité par rapport aux standards constitutionnalistes, autant les constantes de l’environnement politique du pays justifient très souvent sa nécessité.
En fait, il est malheureux de reconnaitre que le provisoire est hégémonique dans la gouvernance publique en Haïti. Depuis l’adoption de la Constitution du 29 mars 1987, la dévolution du pouvoir politique (notamment exécutif) a été fréquemment réalisée suivant des procédés non-démocratiques, contraires aux prescriptions de ce texte. Dans l’expérience constitutionnelle post 1986, le transfert du pouvoir politique n’a été effectué conformément aux modalités « normales » préétablies[11], que seulement six fois. Près d’une dizaine d’autres fois, il a procédé de coups d’état militaires ou d’accords politiques extra-constitutionnels. C’est en ce sens qu’Ely Thélot intitule, à juste titre, le troisième chapitre d’un de ses ouvrages : « Aux racines de la politique haïtienne, un provisoire boulimique »[12]. Sans nous intéresser ici aux causes de ce provisoire, nous précisons seulement qu’il est très souvent ponctué de crises sociopolitiques amenant à des situations factuelles de débâcle institutionnelle et de rupture momentanée de l’ordre constitutionnel existant[13]. Le Parlement est la victime privilégiée de ces périodes d’effondrement institutionnel et constitutionnel. Faute de la tenue d’élections dans les échéances prédéfinies, il est, presque toujours, amputé de tout ou partie de ses membres ; le rendant ainsi inexistant, du moins inopérant[14]. Il s’ensuit que l’activité législative formelle n’est guère possible en ces périodes provisoires où parfois seul le Pouvoir Exécutif existe.
Or, le retour à l’ordre constitutionnel et l’extrême urgence de certains enjeux sociétaux lors de ces périodes « transitoires » imposent très souvent l’adoption de normes qui relèvent en principe du domaine législatif. Le Parlement étant dysfonctionnel, deux options dilemmatiques s’offrent alors généralement au Pouvoir Exécutif ou à ce qui en reste. Ou bien il respecte les limites de ses compétences matérielles enchâssées dans la Constitution, et laisse ainsi sans réponse les problèmes ponctuels urgents. Ou bien il intervient par décrets dans les compétences d’attributions du Parlement, ce, en violation des prescriptions constitutionnelles et compromettant de ce fait la « vérité » constitutionnaliste libérale. Le choix est toujours porté sur la seconde voie. L’adoption du décret du 15 mars 2021 portant amendement de la loi de 2010 sur l’état d’urgence est une l’une des multiples illustrations percutantes de ces situations cornéliennes, caractéristiques de la gouvernance politique des dernières décennies. Qu’en était-il en réalité ?
Face à la montée des activités criminelles dans le pays en 2021, les forces de l’ordre décidèrent de mener une opération d’envergure dans le fief de l’un des principaux groupes armés illégaux dans la capitale, le 12 mars de la même année. Il s’ensuivit un échec cuisant, se soldant par le massacre de plusieurs policiers d’élite, la confiscation par les bandits armés de matériels roulants et d’armes à feu hautement sophistiqués appartenant à l’institution policière. D’un côté, émoi et indignation collectifs, peur généralisée au sein de la population, affaiblissement de l’autorité de l’Etat ! De l’autre, attitudes jubilatoires et gain de confiance des hors-la-loi armés !
Pour rétablir la puissance et l’ordre publics, le diagnostic des autorités exécutives confirmait la nécessité de déclarer l’état d’urgence sur les parties concernées du territoire, moyennant le contournement de deux obstacles juridiques de taille. D’abord, la loi en cette matière (en vigueur à l’époque) limitait les motifs de l’instauration de l’état d’urgence exclusivement aux situations de catastrophes naturelles. Ensuite, le Parlement ne pouvait pas légiférer en ce moment pour abroger la loi en question, en raison du dysfonctionnement de la Chambre des Députés[15], faute d’organisation d’élections à temps pour remplacer ses anciens membres dont le mandat avait expiré depuis janvier 2020. De ce fait, le gouvernement dut prendre un décret le 15 mars 2021 pour modifier la loi concernée, avec toutes les incidences de cette démarche sur la règle constitutionnaliste de la séparation des fonctions exécutive-législative et sur la pyramide kelsenienne des normes.
Le décor normativo-politique haïtien regorge de ces exemples récurrents où l’Exécutif survivant piétine au travers de ses fameux décrets, par nécessité ou utilité, les plates-bandes du Législatif dysfonctionnel. Décret se substituant à la loi électorale pour créer de nouvelles circonscriptions électorales et organiser le régime des élections, afin de rétablir l’ordre constitutionnel lorsqu’il est rompu. Décret établissant le budget de la République, en lieu et place de la loi de finances, pour continuer à faire fonctionner les institutions et services publics, dans l’attente du retour à la « normalité » constitutionnelle et institutionnelle.
Somme toute, le décret haïtien, quoique s’écartant du dogme constitutionnaliste occidental, poursuit des buts utilitaires et se révèlerait nécessaire (dans une certaine proportion), en considération d’un certain ethos socio-politique qui justifie presque toujours son existence. Ecueil manifeste aux prétentions universalistes ou universelles du constitutionnalisme occidental, en quoi pourrait-il constituer l’archétype d’un « Soi constitutionnel » proprement haïtien ?
III.- Le décret comme archétype d’un « Soi Constitutionnel haïtien » affranchi du constitutionnalisme occidental ?
« In more general terms, all complex contemporary constitutional democracies must confront a set of important common issues including […] the relationship between the prevailing constitution and constitutionalism… All plausible constitutional models must be able to cope with these issues, but what distinguishes one such model from the next is that each is prone to dealing differently with them. And because of that, each constitutional model is likely to process the crucial issues mentioned above in its own unique way and to yield a different ordering of the same basic ingredients »[16]. Cette affirmation de Michel Rosenfeld confirme la possibilité de réception et d’intégration différenciées, par les systèmes juridiques nationaux, des catégories universalisantes du droit moderne en général, et du droit constitutionnel en particulier. Dans cet ordre d’idées, tel principe constitutionnaliste trouvant une nette application dans tel espace civilisationnel donné, pourrait avoir tous les inconforts à s’imbriquer dans tel autre système juridico-politique, eu égard à la réalité ambiante de ce dernier. Ce qui, au reste, en révèle toute la relativité.
Le Constitutionnalisme, standard juridique à finalité universalisante, devient à ce moment un objet « polycontexturel »[17], susceptible d’assimilation autonome par les systèmes juridiques nationaux qui l’intègrent. Ainsi, dans une perspective de « désubstantialisation »[18] du concept, est tout à fait possible l’affirmation des spécificités locales dans sa mise en œuvre. Dans cette lecture, les canons eurocentristes des thèses constitutionnalistes se desserrent, abandonnant leur rigorisme et leur vétuste prétention de vérité scientifique (ou d’unique vérité) pour admettre leur caractère définitivement relatif. « A Eurocentric canon is a canon that attributes truth only to the Western way of knowledge production. It is a canon that disregards other epistemic traditions »[19]. Des épistémologies du Sud revendiquent donc un dialogue horizontal constructif avec celles du Nord, sans velléité de domination des unes ou des autres, ce, au bénéfice du savoir ou précisément du savoir juridique.
C’est dans ces conditions épistémiques et à la faveur d’un regard externe sur le décret « exécutif-législatif » haïtien que cette pratique normative pourrait ne plus être considérée comme constitutive d’un péché capital, en considération des règles canoniques d’un certain « évangile » occidental. Par ricochet, l’excommunication de l’ordre juridique haïtien, pour absence de conformité du décret au constitutionnalisme « universel », ne serait plus automatique et nécessaire. L’inscription de la recherche dans un paradigme compréhensif, l’ouverture interdisciplinaire et la prise en compte de la potentialité savante des épistémologies du Sud inviteraient de préférence à une inculturation du « sermon » constitutionnaliste occidental dans l’univers socio-politique haïtien. Une identité constitutionnelle proprement haïtienne, permettant des accommodements juridico-institutionnels pragmatiques ou utilitaires pour s’imbriquer avec le réel haïtien, deviendrait donc le réceptacle tout approprié des décrets exécutifs particuliers.
Ce « Soi constitutionnel haïtien », loin de réfuter en bloc le constitutionnalisme occidental, consacrerait plutôt une réception non à l’aveugle des valeurs que prône ce dernier et qui se situent à des lieues lointaines de la réalité haïtienne. Car, comme l’indique le professeur Jean Leclair, « …l’avènement du constitutionnalisme dans un Etat donné est tributaire des événements politiques qui en ont jalonné l’histoire, mais également des idées philosophiques et politiques qu’on y a prônées au cours des siècles »[20]
Cela étant dit, le propos entend cependant inviter à une grande précaution méthodologique et épistémologique. L’idée conductrice de cette présente partie et toute la trame de cet essai ne postulent guère une remise en question totale (qui friserait une forme d’illibéralisme péremptoire) ni un rejet des théories constitutionnalistes modernes, fussent-elles occidentales. Nos réflexions se démarquent clairement de telles prétentions. Elles visent seulement à révéler, au travers de l’exemple d’une pratique normative atypique, toute l’insuffisance de ces théories à faire œuvre de référentiel universel et à s’appliquer avec la même aisance à toutes les communautés politiques, sans tenir compte de leur histoire, leurs traditions politiques, leur sociologie, leur poids économique, leur emplacement géographique, leur réalité ethnique, leurs pratiques cultuelles, etc.
Ainsi, de la même manière qu’est normal un constitutionnalisme occidental poursuivant des buts spatialement et historiquement situés, la perspective externe envisagée dans l’étude du décret ouvre la voie à l’admissibilité d’un constitutionnalisme haïtien qui intègre parfaitement les pratiques socio-politiques du territoire. « Un Soi constitutionnel haïtien » qui s’émanciperait de tout dogme occidental parce que non-détenteur de « la Vérité » scientifique, mais porteur d’une vérité construite et en relation avec d’autres de valeur égale.
CONCLUSION
« A chacun sa raison »[21], à chacun sa vérité aussi. Depuis quelque temps, le monde des connaissances est bien installé dans une ère où la verticalité des rapports entre les divers lieux (épistémiques, géographiques, civilisationnels) n’est plus appropriée et est substituée par une horizontalité des interactions, aux relents non hégémoniques, entre les cultures savantes ou humaines. Ce qui autrefois pouvait être facilement catégorisé comme anormal et déviant, parce que jaugé au prisme des prétentions universelles d’une construction théorique territorialement et disciplinairement située, peut bien être aujourd’hui un « anormal » normal d’une communauté politique ou scientifique particulière. C’est dans l’interculturalité et dans la collaboration interdisciplinaire que les enjeux humains ou sociétaux sont appréhendés dans toute leur globalité. Chaque culture considérée seule et chaque raison disciplinaire prise isolément en fournissent seulement un pan d’appréciation. Car, « la croyance selon laquelle le savoir disciplinaire se suffit à lui-même, l’idée qu’il est la « fin » du savoir, est à l’agonie »[22].
En conséquence, la notion de « sermon » constitutionnaliste, qui renvoie aux idées d’universalisme et d’incontestabilité, n’a plus sa place dans les relations entre les peuples et en science ; puisqu’elle est relative finalement. C’est ce message subliminal que transmet la pratique constante du décret exécutif-législatif haïtien, nonobstant la réception du constitutionnalisme occidental en droit positif haïtien.
Par ailleurs, le bébé ne doit pas être jeté avec l’eau du bain. Il n’est pas, en ces lignes, prôné le rejet catégorique de toute connaissance produite hors d’une cloison culturelle ou disciplinaire précise. Au contraire ! Il est seulement posé le principe du relativisme de tout savoir et la faculté de chacun de l’accommoder à son ethos propre. Pour imager : l’immeuble est potentiellement habitable par tous, mais chacun peut l’aménager de la manière qui convient mieux à ses mœurs et à sa personnalité.
[1].- Gérard Latortue, L’oeuvre legislative du gouvernement de transition d’Haiti: (2004-2006), Coconut Creek, FL, Educa Vision Inc., 2018.
[2].- Cette position fut jadis la nôtre et a été exprimée dans un article sur une autre problématique constitutionnelle haïtienne que nous avions publiée en 2019 dans les colonnes du plus ancien périodique du pays. Voir : Samuel SIMON, « Le Conseil Constitutionnel, l’oublié de l’Etat de droit en Haïti », Le Nouvelliste, 21 octobre 2019, https://lenouvelliste.com/article/208129/le-conseil-constitutionnel-loublie-de-letat-de-droit-en-haiti.
[3].- Luc SINDJOUN, La formation du patrimoine constitutionnel commun des sociétés politiques, Eléments pour une théorie de la civilisation politique internationale, série des monographies 2/97, CODESRIA, Dakar, 1997.
[4].- Violaine Lemay et Benjamin Prud’homme, « Former l’apprenti juriste à une approche du droit réflexive, critique et sereinement positiviste : l’heureuse expérience d’une revisite du cours « Fondements du droit » à l’Université de Montréal », (2011) 52, Les Cahiers de Droit, 581, en ligne : <https://www.erudit.org/fr/revues/cd1/2011-v52-n3-4-cd5004785/1006698ar/>.
[5].- Le décret haïtien est dans la forme un texte réglementaire, en ce sens qu’il est adopté par le Pouvoir Exécutif en situation de dysfonctionnement du Parlement. Cependant, il a une valeur législative dans la mesure où il intervient dans tous les domaines de la loi et comporte toujours une disposition abrogatoire expresse de cette dernière. Il devient donc un texte normatif mixte, c’est-à-dire réglementaire d’un point de vue formel et organique, et législatif d’un point de vue matériel. C’est ce qui explique toute sa particularité et son caractère problématique aussi.
[6].- Mark Van Hoecke, « Le droit en contexte », (2013) 70-1, Revue interdisciplinaire d’études juridiques, p. 190.
[7].- Violaine Lemay et Michelle Cumyn, « La recherche et l’enseignement en faculté de droit : le cœur juridique et la périphérie interdisciplinaire d’une discipline éprouvée », Les nouveaux chantiers de la doctrine juridique: actes des 4e et 5e Journées d’étude sur la méthodologie et l’épistémologie juridiques, Montréal (Québec), Éditions Yvon Blais, 2016, p. 205.
[8].- Nicolas Thirion, « Des rapports entre droit et vérité selon Foucault : une illustration des interactions entre les pratiques juridiques et leur environnement », (2013) 70-1, Revue interdisciplinaire d’études juridiques, p 187.
[9].- Centre de recherche sur l’interdisciplinarité et l’interculturalité, « Déclaration de Libreville », par. 5, en ligne : <https://crii.openum.ca/publications/declaration-de-libreville/> (consulté le 28 décembre 2023).
[10].- L’archaïsme de la conception « scientiste » de la vérité aidant.
[11].- C’est-à-dire par la voie de la démocratie directe.
[12].- Ely Thélot, L’hégémonie du provisoire en Haïti: aux origines de nos turbulences, 2è édition, Haïti, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2017, p. 141.
[13].- Il est nécessaire de préciser que cet effondrement de l’ordre constitutionnel existant n’est pas la résultante de révolutions qui généralement et logiquement aboutissent à l’avènement d’un nouvel autre.
[14].- C’est exactement le cas actuellement. Au moment de la rédaction de cet essai en décembre 2023, le Pouvoir Législatif est dysfonctionnel, la Présidence est vacante. Seul un citoyen, dont la nomination a été faite en dehors des normes constitutionnelles et dont le pouvoir tire sa légitimité de deux accords politiques, exerce le pouvoir exécutif à titre de Premier Ministre intérimaire, conjointement avec son cabinet ministériel.
[15].- L’activité de légiférer est, conformément aux dispositions de la Constitution haïtienne, une responsabilité partagée entre deux assemblées législatives : le Sénat et la Chambre des Députés. Toute loi, pour être valide, doit obligatoirement être votée dans les mêmes termes par ces deux assemblées.
[16].- Michel Rosenfeld, The identity of the constitutional subject: selfhood, citizenship, culture, and community, London, Routledge, 2010, p. 150.
[17] Margarida Garcia, « De nouveaux horizons épistémologiques pour la recherche empirique en droit : décentrer le sujet, interviewer le système et « désubstantialiser » les catégories juridiques », (2011) 52, Les Cahiers de droit, p. 443.
[18].- M. Garcia, préc., note 23, p. 441.
[19].- Achille MBEMBE cité par Boaventura de Sousa Santos et Maria Paula Meneses, Knowledges born in the struggle: constructing the epistemologies of the Global South, coll. Epistemologies of the south, New York, NY, Routledge, 2020, p. 234.
[20].- Jean Leclair, « L’avènement du constitutionnalisme en occident: fondements philosophiques et contingence historique », (2011) 41-1, Revue de droit de l’Université de Sherbrooke, p. 217.
[21].- Bonaventure Mvé-Ondo et Michèle Geandreau-Massaloux, A chacun sa raison raison occidentale et raison africaine, coll. Oralités, Paris, L’Harmattan, 2013.
[22].- Robert Frodeman et Alexis Galmot, Pour un savoir soutenable: une théorie de l’interdisciplinarité, coll. Indisciplines, 1772-4120, Versailles, Éditions Quae, 2019, p. 255.
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