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Pap Jazz, l’édition de tous les défis

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CP: Josué Azor

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Par Rosny Ladouceur

Retour sur le festival Pap Jazz qui a bravé, pour cette 15e édition, tout un tesson de risques et de défis pour se tenir du 16 au 23 janvier.

C’est un festival tenu à bras de fer, déroulé dans l’incertitude, dans un pays toujours prisonnier de ses déboires politiques. Une prise de risques assumée, un rendez-vous qu’il ne fallait pas manquer bon gré mal gré, une bulle inventée par un couple pour vendre du rêve très loin des embrouilles sociales, dans un couloir de sécurité reliant Pétion-Ville et haut Turgeau, que les festivaliers empruntent apeurés.

Etienne MBappé, le bassiste camerounais sur la scène du Karibe Hotel, samedi 16 janvier / CP: Josué Azor

Ambition démocratique

Il y a eu visiblement une baisse d’affluence, cette année, mais pas de niveau: c’est la même offre de qualité, le même esprit d’organisation et de professionnalisme, la même ambition démocratique de favoriser l’accès au jazz par la gratuité de la majorité des concerts programmés, l’effort colossal déployé par toute une cohorte de bénévoles pour faire respecter les mesures barrières visant à freiner la propagation de la Covid-19.

Bien étriqué dans ses costumes noirs et chemises blanches, Joël Widmaier est le Claude Nobs d’Haïti, Miléna Sandler, son alter ego. Ils gonflent leurs muscles, retroussent leurs manches pour mettre en marche la machine Pap Jazz, jamais en panne d’audience et d’émotions neuves, grâce à la magie d’une pléiade de techniciens, d’ambassades partenaires, de pontes du secteur privé, de boîtes de l’État et d’autres bailleurs de bonne volonté.

Coralie Deluen Gardère, Salomé Tally et Estelle Widmaier revêtent, elles, la Fondation Haïti Jazz d’habits de jeunesse. Les trois mousquetaires de la relève ?

Le groupe SMS Kreyol, sur la scène de l’université Quisqueya / CP: Josué Azor

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L’écœurement et les critiques mutines

L’édition 2021 était celle de tous les risques et défis qu’ils ont dû braver: réduction des offres de vol, restrictions de voyages imposées à cause de la crise sanitaire, les invitations d’artistes déclinées au dernier moment, les remaniements du programme, les agitations de rue, bien des fois imprévisibles, les autoroutes bloquées, le phénomène d’enlèvement et de séquestration, l’obligation d’obtention d’un test-Covid négatif faite aux musiciens étrangers.

Ajoutée à tout cela, le ronchonnement des artistes qui ne voient pas leur nom dans le line-up, la répulsion qui se lit sur le visage de ceux qui croient, du coup, autopsier la Fondation « pour ses dessous claniques, son climat de copinage, ses élans de clientélisme et de favoritisme, pour les payes insignifiantes allouées aux artistes locaux » par rapport aux étrangers ».

Joël Widmaier, évoquant un problème d’insuffisance de fonds conduisant parfois au déficit, se dit désolé de ne pas satisfaire tout le monde en même temps, désolé de cette vague de frustrations que la programmation ait pu soulever, tout en étant conscient du contexte de la crise sanitaire qui a mis au sol depuis mars 2020 un certain nombre de musiciens d’ici.

La donne reste et restera inchangée. « Un artiste désireux de participer au festival est invité à envoyer, le moment venu, leur demande à la fondation via un mail. C’est ainsi que cela se fait partout, dans tous les festivals. La Fondation ira vers ceux qui ont déjà taillé une belle aura sur la scène locale et internationale ». Pas vers ceux qui parlent plus que leur travail ? Joël Widmaier pousse d’un coup de balai toutes ces critiques mutines : « Tout le monde a sa chance dans ce festival ».

Le saxophoniste haitien Buyu Ambroise, lors de son unique concert dans le cadre du Pap Jazz à Quisquéya / CP: Josué Azor

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Haïti, un réservoir de talents

Et comme le suggère la tradition, le festival accueillait des artistes locaux, une mine de talents qui tient solidement les reins du secteur du jazz en Haïti. Outre Claude Carré et son esthétique jazz « desounen » livré en trio de façon disloquée – une sorte de musique déconstruite, chromatique –, il y a eu le quintet SMS Kreyòl, qui fait écho et sensations, qui piochait dans le vaste réservoir de la musique traditionnelle les éléments essentiels d’une musique mâtinée; Pawòl Tanbou qui embrasait le site du Quisqueya, qui prenait le tambour pour prétexte identitaire; John Bern Thomas, batteur le plus sollicité de la scène jazz, l’un des meilleurs de la génération montante, un dynamiteur, le seul qui se démène à apporter le jazz aux endroits marginalisés et les plus reculés.

Jazz and Family, plus feutré, plus poreux dans ses phrasés qui respirent la fraîcheur. Zéklè, groupe phare des années 80, était la sensation funk, le son de la réminiscence ; Boukman Eksperyans, le baobab ou chef de file de la musique racine qui sculptait, jadis, des tubes carnavalesques pour l’insoumission et la contestation, la bande à Manzè et Lòlò a encore prouvé, face à un public euphorique, que la fin de leur célébrité n’est pas encore pour demain. Dans la même veine racine, Follow Jah, bande à pied de dix ans d’âge, dégourdissait les jambes croisées.

Buyu Ambroise, arraché à l’orée des années 70 à son île natale mais qui garde, de « Blues in Red » à « Jazzpora » en passant par « Marasa » les pieds bien enracinés dans le kreyòl jazz. Et Mélissa Dauphin, la Amalia Rodriguez sortie du ventre du classique mais qui s’est abreuvée à grande gorgée aux musiques brésiliennes et portugaises, la voix enchanteresse qui prend, parfois, des airs de fado ou de bossa. Pour le 15e Pap Jazz, elle naviguait entre jazz américain « Feeling good », chanson traditionnelle (« Papa loco ») et composition tirée de son disque (« Fantasme »).

La bande à pieds Follow Jah, toujours au rendez-vous depuis dix ans / CP: Josué Azor

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Une affaire de grand calibre

Mais le constat est clair : monter cet événement d’envergure en programmant des artistes de grand calibre reste une stratégie efficace de succès renouvelé. Alors, on avait, cette année, rendez-vous avec des figures de proue. D’abord trois monstres ovationnés qui enfilaient aux oreilles des festivaliers des mélodies à la belle emprise jazz, funk, soul.

Jacky Terrasson, pianiste américain, flanqué du contrebassiste Géraud Portal et du batteur Lukmil Perez, martelait les touches blanches à coups de riffs pop (« Beat it »), réinventait Cole Porter « Love for sale ») et Jeromme Kern (« Smoke gets in your eyes »).

Cela faisait la deuxième fois qu’Étienne MBappé posait ses valises en Haïti dont il en a toujours entendu parler chez lui, petit. Et c’est toujours l’émotion qui agite ce Camerounais aux mains gantées de soie noire, les yeux cachés derrière des lunettes fumées. La basse soutenue par le « N » pour le batteur Nicolas Viccaro, le « C » pour le pianiste et violoniste Christopher Cravero et le « E » pour Étienne.

Comment ne pas être secoué par ce trio baptisé N.E.C ? Comment ne pas fondre quand Étienne chante en douala, de sa voix douce et aérienne, la réalité migratoire et tape sur les cordes de sa basse avec virtuosité et pétulance ?

Mais attention : il y a une consœur dans la zone, venue elle aussi du Cameroun. Célia Kaméni, un phénomène du chant qui, penchant la tête d’un côté, réussit à trouver la note juste, en grimpant divers registres dans un élan de lenteur et de sensualité.

On s’est également jeté sur Jakob Manz et Hannes Stollsteimer, le duo saxophone-piano qui représentait l’Allemagne, pays à l’honneur : deux petits génies du jazzosphère allemand qui gravit les échelons de l’excellence.

Abraham Réunion, baignée tôt dans les musiques classique, cubaine et brésilienne, issue d’une fratrie de musiciens, cuisine, elle, le jazz à base du Mendé, du Kaladja et du Woulé, rythmique de sa Guadeloupe natale.

Quant à Meddy Gerville, il débarque de l’île de la Réunion avec son Maloya festif dans les poches.

C’est toute une semaine intense déroulée dans une sorte de peur qui tordait le ventre des festivaliers après chaque nouvelle d’un cas d’enlèvement. Une semaine riche en émotions, qui a vu défiler sur la scène de l’Université Quisqueya, le Real Project (frisson afro-cubaine garantie), Amos Lora et Luis Guerra, une rencontre fraternelle, un dialogue installé entre deux cultures : Espagne et Cuba.

Josanne Francis, armée de son « tambour d’acier », très typique de Trinidad d’où elle est originaire, imbrique dans son jeu lascif et papillonnant calypso, funk, rock et zouk.

Pour le belge DERvISH, être en Haïti est un fruit du miracle, un lot de petits hasards volés d’un couvre-feu à un autre dans l’espace Schengen, avec attestations et autorisations de la police de son pays, jusqu’à atterrir sur le sol haïtien qu’il a toujours rêvé de voir. Lui, c’est une musique distordue, presqu’insaisissable, aux confluents de l’Afrique de l’Ouest, du jazz traditionnel et de l’arabe, traitée avec des condiments électroniques, un son sans étiquettes, loin des codes et des canevas établis.

L’Américain James Martin, arrivé de la Nouvelle Orléans avec un saxophone et un funk vrillés ; le Français, l’inoubliable Alex Jacquemin égrène, à la Pat Metheny, des accords peints de rock ; le septette d’Antillais qui rassemble Guadeloupéens, Réunionnais et Haïtiens brassait le jazz dans un écrin de rythmes allant du Ka au Maloya, de la biguine à la tradition vodou.

Les dernières notes d’adieu envahissaient, jusqu’aux premières heures du dimanche matin, la cour tout exiguë de la Brasserie Quartier Latin, fief des after-hours où un immense chanteur, laissant suspendre toutes les lèvres alors qu’il n’y était même pas invité, a capté toutes les émotions : Luck Mervil.

Depuis son unique concert donné en 2013 à Karibe où la « bête de scène » flottait sa voix éraillée de rocker et de soul music sur une ligne de notes élégantes signées Réginald Policard, on avait vite compris que le talent de ce bonhomme ne se résumait pas à « Ti Mari » ou à « Piwouli ».

Peut-on l’espérer sur l’un des planchers de la 16e édition du Pap Jazz ?


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