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PARTIE II. Passe d’armes entre Mehdi Chalmers et Ralph Jean Baptiste

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Ralph Jean Baptiste et Mehdi Chalmers

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La dilettantisme en art est une chose sérieuse!

En réponse à Mehdi Chalmers

Par Ralph Jean Baptiste

I. Situation de la question

Je ne peux pas savoir avec une exactitude plus ou moins grande la part qui me revient dans ton texte étant entendu que tu sembles à travers moi vouloir parler aux “autres” destinataires à qui je ne peux pas savoir si ton papier est acheminé, ni non plus, suivant ce schéma, comment mentalement tu établis la lisière qui délimite le champ entre ce qui les concernerait et ce qui me revient en propre.

Sinon, cherches-tu au final en t’adressant à moi, à faire au moins d’une pierre deux ou plusieurs coups, faisant ainsi le malicieux, en atteignant les autres apparemment trop acides envers tes “Réflexions autour du sens et du non-sens des pratiques artistiques et culturelles (formelles) dans le contexte actuel”? Ou, enfin, dois-je me résoudre à penser que tu ne brouilles pas volontiers les pistes et que tout cela n’est qu’un malentendu?

Quand bien même, du moins pour l’instant, je demeure incapable de m’en faire une idée claire. La question, qui doit être approchée sous l’angle d’un vrai éclairage, revêt une importance capitale dans la mesure où les arguments semblent au début au moins se confondre et s’orienter vers des voies contraires selon l’interlocuteur visé… À l’évidence, il est clair que d’autres très bons amis sont visés dans ton texte, fût-ce pour des raisons sensiblement différentes des miennes. En tout état de cause, si ce point mérite d’être souligné à mes yeux, il n’y faut voir aucun autre motif sinon que je cherche à être suffisamment fixé sur ce à quoi m’en tenir.

Il n’empêche que de quelque façon qu’il parvient à moi, si je suis invité à y prendre pied, s’il me fait signe dans une quelconque direction, c’est en tant qu’il se propose d’apporter par la preuve un démenti formel à mes thèses à propos de l’art.

En termes clairs, l’intérêt de ton entreprise prend sens, comme tu l’affirmes, dans un double souci:

1) faire la démonstration, en tordant le cou à une calomnie, de la possibilité pour l’artiste de maîtriser son art.

2) justifier (j’utilise des termes qui me sont propres pour le coup) l’évidence d’une poïétique politique.

Par souci de méthode, et n’ayant après tout pas d’autre choix que de considérer que le texte revendique pour l’essentiel le choix de s’adresser à moi, j’organiserai en cinq points ma réaction à cet effet.

II. L’argumentaire de Mehdi

Si je m’en tiens à l’essentiel de ce qu’on pourra faire passer pour un argumentaire qui sous-tend et organise le propos dont tu as la charge ici, nous dirons qu’à tes yeux, comme il se laisse voir dans ce relevé qui est loin de se payer du qualificatif d’exhaustivité, mes idées doivent être réfutées parce que pour l’essentiel:

Comme artiste, si l’on n’est pas tenu au courage, on est au moins tenu de reconnaître ce qui le constitue;

Il y a une certaine tenue (pour l’artiste?) devant l’indigne;

Le positionnement de l’art peut relever de l’engagement;

L’artiste ne doit pas être complaisant;

L’art n’est ni innocent, ni autonome;

Toutes les œuvres sont engagées même si certaines le font sur des questions urgentes pour le présent;

Dans toute œuvre, il y a une praxis aux prises chacune à une vision du monde en devenir. C’est un des universels de l’art;

Il y a un acte de liberté dans la création;

Parce que par exemple, la double transformation est possible:

1) celle de la littérature sur la société haitienne;

2) celle de la société haïtienne sur la littérature;

Parce qu’il n’est pas concevable que l’artiste ne sache rien de son écriture;

Parce que la perspective défendue ici permet par exemple qu’on puisse s’orienter dans “une bibliothèque littéraire haïtienne”;

Parce que la littérature peut être justement engagée en s’intéressant à la bassesse du mondain;

Parce que l’engagement est une catégorie de la circonstance, assumé ou non par l’auteur.

En lisant attentivement ton argumentaire, quoi qu’à grand renfort de peine, et pour les commodités de l’exercice, je parviens à y déceler deux constantes, bien que d’une inégale importance, qui travaillent pour le moins qu’on puisse dire le fond de ta pensée sur ce sujet:

Pour caricaturer un peu, on parlera du fait que les réfutations dont font l’objet mes thèses tiennent au fait que:

1) Il y a une éthique de l’action (Amartya Sen parlerait de capabilité) chez l’artiste qui l’oriente sur la voie de l’engagement;

2) L’engagement artistique (si tant est qu’on en peut parler) est une affaire de possibilité/l’engagement en art est une catégorie de la circonstance;

La notion d’art est consubstantiellement liée à celle d’engagement.

En vérité, sous l’apparence d’un lyrisme mâtiné de rebondissements incisifs par à-coups, s’y déploie une armature logique lourde, sur laquelle on tombe impunément pour négocier son droit de passage. À la manière d’un vade-mecum qui s’ajuste presqu’inlassablement à notre corps, et comme comme un coup de boutoir, ce tour de force contient, à n’en pas douter, tous les instruments d’une attaque en règle face à laquelle tout interlocuteur, pour fûté qu’il soit, ne saurait se dérober.

III. Horizon d’un contrepoint: sur la méthode de l’engagement Chalmersien

Sauf à passer pour un simple d’esprit, quelqu’un pour qui un simple exercice de lecture est confusant, l’idée de déclarer nulles et non avenues les objections que je fais à la fois à la capacité de l’artiste d’avoir un tant soit peu de maîtrise sur son oeuvre, et à l’art, comme quoi ce dernier ne saurait respirer le langage de l’engagement, autant que les moyens qu’elle entend se donner pour y arriver, n’en sont pas!

À peine est-il permis à cette condamnation sans appel, cette assertion aux relents sentencieux du moins, de fournir la preuve de sa justification. L’invitation à ce spectacle qui se donne pour objectif d’éduquer esthétiquement mes yeux est manifestement imprenable, et cela est dû aux constants vacillements branlants qui interdisent de donner vie à la promesse d’un quelconque dévoilement de l’art, si ardemment voulu.

Soit l’idée de l’artiste qui maitriserait son art: tandis que tout laisse supposer qu’elle en constitue un de tes points de réfutation, il s’en faut de peu que tu y passes totalement à pieds joints. Les deux seules fois où tu y renvoies réellement, c’est pour signifier que sinon, c’est-à-dire si la maîtrise de son art n’est nullement l’apanage du créateur, il s’ensuivrait (ça provoque effectivement le vertige!) qu’il n’en saurait rien de son art, (ça a l’air d’une suite logique) et qu’à l’opposé de tout cela, il y a un échange entre le poète, le poème et le lecteur et que le poème agit et existe dans dans le même monde où le langage fonctionne comme il fonctionne tous les jours.

En quoi une pareille idée risque-t-elle de signifier? La réponse est connue d’avance pour quiconque scrute en profondeur: il n’y a pas de théorie de la connaissance viable en art, ce constat vaut autant pour les artistes que pour ceux que les oeuvres d’art intéresse.

Si nous avons des réflexes, développons des habitus ou encore si notre rapport à l’art semble tributaire de visions sociales, ethniques, culturelles, rien pourtant de tout cela n’est à même de justifier un champ complexe de connaissances reconnues à l’artiste ou au spectateur de son oeuvre, un foyer d’éveil théorique qui s’y rattacherait.

C’est que nous sommes à proprement parler dans un univers qui ne se justifie pas sur la base d’une compétence, d’une connaissance dont seraient dépositaires certaines personnes. On le sait bien, quand un auteur se prend pour un créateur, les choses se compliquent à l’infini. Pour éviter les confusions dans ce domaine où les glissements ont la vie dure, pour s’en prémunir donc, il faut garder toujours à l’esprit l’idée de cette distinction qu’il n’est pas besoin de démontrer tant elle va de soi.

De ce qui précède, il s’ensuit que ni le travail technicien, qui confère plus qu’autre chose d’ailleurs, le statut d’ouvrier permanent, saisonnier ou que sais-je encore à celui qui occupe son temps à écrire par exemple, ni les représentations que ce travail nous fait avoir, ne sont en rien des unités de mesure susceptibles de prouver que l’artiste maîtrise un tant soit peu son art.

En revanche, sur le second aspect, le texte s’avère plus ambitieux et percutant. De ce que je crois comprendre, il y traite pour ainsi dire de l’édification d’une poïétique politique. Sans forcer la note, je crois qu’il faut dans ce cadre signaler que tout ton papier s’y emploie autant qu’il peut, cherche à mettre en place des prolégomènes à ce récit, en dégager les bases d’un éloge de l’engagement.

Simplement dans cet exercice qui se positionne pour l’engagement artistique et qui en parle depuis ce lieu, me semble-t-il, il est permis de relever, d’observer (impossible de parler d’évolution dans ce cas) des contresens incroyables qui m’empêchent de te suivre.

Comment faire se recouper sous un même concept transcendant, de subsomption, des idées qui assurent la défense de l’engagement en art en fondant ce dernier tantôt dans l’agir de l’artiste(comme artiste…on est au moins tenu de reconnaître le courage), tantôt en montrant que l’engagement advient, que son conditionnement propre, c’est la circonstance, ou tantôt enfin en déduisant que stricto sensu les oeuvres d’art décrivent, respirent l’histoire des hommes, et qu’à ce titre, elle est foncièrement, essentiellement politique? On ignore somme toute ce qu’est l’engagement, voire si une unité conceptuelle de pensée synthétise une quelconque idée de l’engagement que l’on tient enfin sous les yeux.

Dans ces conditions, on l’entrevoit sans peine, tout porte à penser que même à la fin du crépuscule, la chouette de Minerve ne prendra pas son envol!

Plus, sérieusement ce qui fait problème dans cette histoire, c’est l’absence réelle de repères, de cadres conceptuels, qui puissent d’eux-mêmes justifier cette théorie de l’engagement politique de l’art, qui demeure pour le coup introuvable. Quand on va au-delà de l’envie, il n’est pas clairement envisageable qu’on puisse prendre une pareille “philosophie de l’engagement’’ au sérieux tant il est vrai que l’intention prédomine sur l’effectivité de la chose, comme on le voit ici: “L’art engagé traite d’oeuvres d’art qui défend une cause spécifique, qui s’y emploie, où l’on identifie une opposition, un enjeu, une vision, une visée”.

Tout cela est même puéril et enfantin, on en convient avec la grande des facilités d’esprit. Ce que tu y introduis à ce sujet va au-delà d’un dissensus; il s’agit au mieux d’une chose qui t’échappe à mesure que tu la pratiques, que tu t’y rapprocherais, n’étant évidemment pas un étant sous la main.

Pour caricaturer un peu, le déploiement phénoménologique de cette certitude sensible me fait songer étrangement et irrésistiblement au personnage du Banquier anarchiste de Pessoa.

Même si je ne les mets pas en termes analogiques sur le même plan, les deux perspectives ont de quoi nous inspirer sur notre sujet.

S’il est vrai que comme toi, notre fameux banquier nourrit le rêve de changer le monde et sauver l’homme de lui-même, tout vous sépare sur les voies et moyens de cette fin; lui, il commence par se sauver en attendant qu’arrive le grand déballage, tandis que toi tu t’acharnes à le faire quitte à y passer.

Dans un cas comme dans l’autre, la chose porte avec elle son potentiel de comique, parce qu’après tout, il n’y a rien à sauver, nous sommes bien heureusement hors de tout danger (la phrase de Charles Péguy arrache toujours chez moi un sourire amusé: Kant a les mains pures, mais qu’il n’a pas de mains) …

IV. La question du langage: une causalité introuvable

Sans doute faut-il y imputer la faute en fin de compte aux énormes difficultés sur lesquelles on bute aussitôt qu’on parle d’entrer en Esthétique; à cela, j’en conviens volontiers. Supposons alors qu’on se soit préalablement trompé par crime de lèse-somnolence et qu’il faille nous ressaisir en apercevant le chemin qui promet de mener à l’interprétation idoine.

Pour ce faire, il me faudrait me poser une question de principe et en toute bonne conscience: une fois que les charges retenues contre ma personne, disons mieux, contre mes thèses, sont connues, en quoi viennent à consister les causes de mon malheur, qu’est-ce qui justifie mon obligation à comparaître devant la cour, à la manière de Joseph K du Procès de Kafka?

D’entrée de jeu, sans détour et sans langue de bois, mes thèses se voient déconsidérées au motif que: “ Le [mon] problème semble relever du fait [que je n’ai pas compris] que le poème est du langage…sauf que c’est du langage particulier”.

Lorsque je cherche à comprendre, il m’apparaît que la perspective est double; deux ordres de considération sont envisageables. D’une part, la réponse que tu sembles proposer est de dire que le poème est intimement lié au langage en termes relationnels, c’est-à-dire que le poème ne se manifeste que par le langage. Pour le dire autrement, tout notre rapport au poème ne nous est révélé, son être-dans-le-monde, que par le langage.

D’autre part, le poème est un type spécifique de langage, à l’égal peut-être des autres types spécifiques de langage, et cette spécificité, mieux, cette particularité vient du fait que le poème est expérience, vécu dans sa diversité.

Écoutons avec plus d’emphase: “Nous disons cela pour revenir au poème (comme art et langage) parce que tout purisme, mystérisme ou idéalisme à outrance en esthétique repose sur une dénégation de l’usage, de l’histoire et de l’expérience matérielle du poème, il nie l’échange entre poète, poème et lecteur et nie que le poème agit et existe dans le même monde où le langage fonctionne comme il fonctionne tous les jours’’.

Une première chose: quand bien même dans la vie courante et sur la base de ce que nous en disent certains spécialistes, le langage est pour nous une acquisition, remplit une fonction de communication qui relie nos expériences, nous ne savons toujours pas avec certitude ce qu’il est. Soit dit au passage, je suis à dix mille lieues de l’idée de contester que jusqu’à date, l’expérience nous convainc de ce que chez l’homme la double articulation(morphèmes et phonèmes) construit des unités de signification, que le langage ‘’articulé’’ est à ce jour observable uniquement chez les êtres humains.

On le sait après tout, la question du langage est au coeur d’un débat qui voit s’affronter deux thèses classiques: si le langage est la clé de la pensée, alors nous communiquons parce que nous pensons/l’homme communique parce qu’il est d’entrée de jeu un être de société, pourvu de sociabilité.

À l’heure où des travaux de recherche s’effectuent avec une pertinence inédite sur la part non négligeable de non humain en nous, tel que le montre notamment Philippe Descola, une grande prudence est requise, sachant que nous nous aventurons toujours en chemin connu, arpentons une pente glissante, quand il est question de savoir si ce que nous appelons “penser”, dans le sillage de Pascal, est inconnu des animaux.

Si l’on suit le raisonnement précédent, tout concourt à présupposer que l’énoncé qui signifie le relationnel du langage et de l’art ne va pas sans donner des fils à retordre.

Sous un autre angle maintenant, la discussion qui prend l’art pour objet peut se révéler stimulante. Quand on pose la question: Qu’est-ce que l’art? on voit tout de suite se soulever un nombre croissant de difficultés qu’il n’est pas aisé de résoudre et l’une d’entre elles occupe ici toute notre attention: Qui sommes-nous et quel est notre rapport à l’art?

Dans un cas comme dans l’autre, les choses ne sont pas aussi simples, étant entendu que les réponses proposées aux deux volets de l’interrogation ne sont jamais données une fois pour toutes. Or si de ce que nous sommes, nous ne nous en faisons que des idées auxquelles plus commodément nous prêtons foi ensuite et si nous ne sommes pas sûrs de savoir comment nous en venons à la chose artistique, il ne nous reste qu’à supposer que notre rapport à l’art demeure ambigu et l’enjeu du langage s’en trouve pour le coup décentré.

Si l’on s’intéresse par exemple au poème comme caractéristique essentielle du genre poétique en littérature, il permet de mettre au jour, à la manière des dilemmes moraux en éthique, dans une tonalité questionnante deux problèmes majeurs:

1- (je reprends ici une interrogation de Wollheim dans ‘’L’art et ses objets’’, est-ce la communicabilité du poème qui en fait ce qu’il est ou sa création intellectuelle, indifférente en cela à notre besoin de connaître?

2- Faut-il supposer qu’il devient ce qu’il est- poème – à partir du moment où il est connu de nous au moyen du dit et/ou de l’écrit?

Une deuxième chose: ce matérialisme du poème qui prend fait et cause pour l’usage, l’histoire et l’expérience matérielle du poème, de l’échange dont il est l’épicentre entre poète et lecteur et de sa praxis qui emprunte, somme toute, les modalités de fonctionnement du langage, n’est nullement en mesure de justifier une quelconque manifestation particulière du langage dans le domaine artistique. Si le langage n’est d’aucune nécessité pour le poème, s’il n’est donc guère une condition de possibilité du poème, sa particularité tant souhaitée, est tout autant nulle et non avenue.

C’est pour cela que nous disons qu’à contre-courant d’un soi-disant monisme radical dont j’ignore tout, aucune perspective méta-littéraire ou artistique globalement telle l’ Ethnocritique, le Formalisme, la Sémiologie, la Psychocritique, le Structuralisme, la Sociolinguistique, aucune ouverture de l’oeuvre au sens d’Umberto Eco, de Hans Robert-Jauss, Julia Kristeva, Gérard Genette, Roland Barthes (le neutre, le Plaisir du texte),Terry Eagleton,(Critique et théories littéraires) (pour qui toute théorie littéraire est politique), Rancière, pour qui dans Politique de la littérature,l’enjeu c’est la lutte à mort pour la démocratisation du discours littéraire) n’est à même de définir l’art.

Ainsi donc, quand on fait le décompte, refusant en cela l’encensement et tout lieu commun qui prend pour naturel ce grand niais d’engagement investi dans ce contexte, quand on se refuse donc à le prendre comme un élément déterminant de la composition de nos mondes, il devient évident que son volontarisme qui n’en finit pas de commettre des dégâts irréparables se révèle incapable de signifier ce qu’il prend pour son égologie propre.

Le concept de rétrodiction si cher à Paul Veyne (Comment on écrit l’histoire) est celui qui nous vient à l’esprit pour caractériser cette manière de décrire les choses. Dans “Comment on écrit l’histoire”, l’auteur fustige le comportement de certains historiens dont l’une des tares principales, quand ils sont en mal de causalité sur des sujets de recherche tout entiers constitués à l’avance et qu’ils n’ont accès qu’à une partie des informations disponibles, est de s’enliser dans la logique de boucher des trous, de faire du remplissage.

Dès lors qu’on se refuse à emprunter cette voie, on ronge opiniâtrement ses freins et on tombe dans une dérive assourdissante…C’est d’ailleurs à contre-courant de cet exercice critique de penser dont nous venons de faire état que le volontarisme de l’engagement s’est positionné. Pour le montrer, il suffit juste de dire que jamais l’art, la littérature en particulier, ne s’est si bien porté que depuis que quelqu’un, pour prendre un exemple très connu de nous, faisant droit à des inepties dignes de leurs noms, a écrit: ‘’C’est l’effort conjugué de l’auteur et du lecteur qui fait surgir l’ouvrage de l’esprit. Un livre est, à cet égard, un appel à la liberté du lecteur pour transposer l’oeuvre dans l’existence objective.”

V. Y a -t-il des poètes?

Si cette question a l’air d’annoncer les couleurs, et se voudrait volontiers polémique et provocatrice, contestant au passage la perspective de Heidegger, pour qui du reste nous savons que l’oeuvre d’art est la mise en oeuvre de la vérité…(pour s’en faire une idée, il est judicieux de se référer aux publications suivantes: “Pourquoi des poètes?” et “L’origine de l’oeuvre d’art”, textes initialement parus dans “Chemins qui ne mènent nulle part”), même s’il y est plus question en un sens du récit de ma part des choses, le but poursuivi à l’origine ne s’en trouve pas changé: montrer que l’artiste n’en sait pas plus sur son art et qu’en plus ce dernier ne saurait conduire de lui-même à la révolution.

Ainsi donc, mes multiples pèlerinages dans les espaces dédiés à la culture, notamment la littérature en Haïti, mes fréquentations constantes ou passagères des gens de culture (écrivains, étudiants, enseignants, chercheurs, gens de théâtre, professionnels des métiers de l’art dans l’ensemble) dans ce pays autant que mes expériences d’enseignant de littérature et mes interminables discussions avec des amis, connaissances et compagnons de route m’ont convaincu de ce qu’ici le désintérêt ou l’ignorance pour le théorétique en art, a quelques exceptions près, s’impose comme une norme.

Cet état de choses se double d’un autre constat qui s’institue en corollaire du premier, c’est que d’une manière ou d’une autre, au-delà de quelques minuscules différences de vue, il n’y a pas d’art, à commencer par la littérature, qui ne soit engagé. Aucun poème, grand ou petit, lu chanté, écrit ne sera considéré comme tel au-delà de sa vocation á lancer des pierres sur les édifices publics, aucun amour de poète n’est possible s’il ne fait la promesse de la moisson nouvelle qui succède à la nuit des longs couteaux!

Dans ce contexte, il va sans dire que les textes sur l’esthétique auxquels nous a introduits le professeur Jacques Gourgue a l’ENS, L’art et ses objets de Richard Wollheim, Le démon de la théorie d’Antoine Compagnon, La question de la question de l’art de Dominique Château, la parabole du Devant la loi de Franz Kafka, Le monde de l’art d’Arthur Danto, le “The ten O’Clock lecture’’ de James Mc Neill Whistler ou encore la “ Mademoiselle de Maupin” de Théophile Gauthier, comme le suggère Hume pour la métaphysique et la théologie métaphysique médiévale, doivent être mis aux feux parce qu’ils ne contiendraient que sophisme et illusions…

À cet égard, Jacques Stephen Alexis, que je considère comme le maître à penser de l’esthétique haïtienne est très inspirant et c’est chez lui que ce spectre de l’art engagé en Haïti atteint sa plus grande dose de folie. Dans son fameux Du réalisme merveilleux des haïtiens (1956, Présence africaine), l’auteur nous dit ceci: “En art comme en tout autre domaine, nous continuons toujours nos ancêtres et nos héros , voilà pourquoi nous devons résolument rejeter les jeux de mots, de sons, de couleurs, de lignes ou de masses.Quelle que soit la conscience qu’un artiste véritable peut avoir de son temps, il se stérilise, à jamais en créateur de joie, de beauté et de courage dans la vie quotidienne et d’espérance dans les destinées des hommes s’il se laisse aller à la pure prestidigitation artistique, à la pédérastie esthétique”.

Dans cette même perspective, personne ne se gêne, à commencer par les amateurs d’arts exotiques, chercheurs, écrivains et lecteurs, pour trimbaler un tas de conceptions, de concepts-objets, comme si ces choses-là avaient réellement un sens et pouvaient se tenir par elles-mêmes, tel l’art haïtien, c’est le vaudou selon Breton, dont la fascination pour Hector Hyppolite était sans bornes, littérature du séisme, d’écrivains-citoyens, d’esthétique du délabrement (Trouillot), de la dégradation (Rafael Lucas)d’écrivains insulaires, de littérature du dedans et du dehors, d’enracinerrance, du réel haïtien vu par les écrivains (Lucie carmel Paul Austin, Yanick Lahens), de la puissance de la méta-parole du discours littéraire haïtien (plus la littérature (entendez haïtienne) est intense, plus elle prend la parole sur toute sorte de sujets, y compris les sujets politiques (Nehemy, En sol majeur), etc…)

Si l’on fait le choix de remonter le cours des choses, c’est parce que loin de toute intimidation qui chercherait à nous y soustraire, nous tenons une certitude qui n’est pas près de s’ébranler, à savoir qu’une société ouverte malgré les ennemis (Karl Popper) est largement recommandable, que l’on peut légitimement s’en foutre du ‘’qu’importe qui parle?’’ de Foucault dans “Qu’est-ce qu’un auteur?” qu’il n’y a pas de lettres à adresser au jeune poète (Rilke), que Boukman Eksperyans soit, fût, demeure ou n’est plus engagé, en voilà une banalité qui ne saurait retenir l’attention plus d’une seconde, que l’exaspération devant une réponse positive à la question: : “Un tonton macoute peut-il être poète ?” nous indiffère.

Cette certitude qui agace autant qu’elle foudroie, nous la tenons de ceci: nous ne savons pas ce qu’est l’art, nous ne pouvons vraiment le définir. Nous nous en faisons des idées, nous nous agitons en son nom et autour de lui. Pas plus que nous ne savons qui et quels nous sommes ni sur quels plans nous nous mouvons!


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