Sun. Dec 22nd, 2024

Port-au-Prince Post

Informer Pour Changer

PARTIE I. Passe d’armes entre Mehdi Chalmers et Ralph Jean Baptiste

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Ralph Jean Baptiste et Mehdi Chalmers

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La Rédaction

Mehdi Chalmers et Ralph Jean Baptiste se renvoient une balle réflexive autour de la finalité de la chose artistique. Sur le terrain des idées qu’ils manient avec une dextérité de philosophes épris de téléologie, ils se livrent un âpre combat idéologique qui ne dit pas son nom. Oscillant entre la prééminence du dilettantisme et l’impérialisme de la praxis, la pendule de leurs positions tranchées finira par indiquer une heure : celle du débat contradictoire de hautes voltiges auquel nos contemporains ont aussi droit. À l’ère de la quasi-hégémonie du non-lieu, du non-être et du non-sens, Ralph Jean Baptiste et Mehdi Chalmers prennent de l’altitude. Pas pour snober. Mais pour signifier. En ce sens, chacun des deux penseurs (puisqu’il faut bien les appeler par leur nom), au terme de cette série que Port-au-Prince Post a l’honneur d’immortaliser, aura fait sa part de don à l’humanité.

Ce n’est pas tant que les thèmes abordés soient complètement nouveaux. La broderie n’est pas au point zéro. Mais, Mehdi et Ralph ont le courage d’y faire leur noeud au sens de Manuel, personnage mythique de l’indémodable roman de Jacques Roumain. En toute humilité. Mais avec grâce et une passion rare. Avec une plume débordant d’imagination pour accoucher une confrontation d’idées saines qui rappelle les plus belles passes d’armes entre les intellectuels haïtiens vers la fin du 19e siècle et tout au début de la première moitié du 20e siècle.

La philosophie reconquiert ses titres de noblesse. Le réel vécu est investi d’une signifiance qui échappe au commun des mortels. Un va et vient incessant entre “dehors” et “dedans” donne toute une autre dimension aux échanges. Du dehors, ils pécheraient par excès de distance, du dedans, par excès de proximité. Le va et vient restitue à dehors et dedans ce qui leur est dû dans une proportion quasi-parfaite. Deux créateurs parlent de création. De quel lieu? De celui de créateur ou du philosophe qui prend la création comme objet d’analyse? À la lecture, la ligne de démarcation se précisera ou pas. Aux lecteurs perspicaces d’en juger. Cependant, Port-au-Prince Post va au-delà de ces considérations classiques. Nous sommes en temps de crise existentielle. Vient donc le moment de poser les questions essentielles, au grand dam des sentiers battus, de la routine de notre civilisation excessivement consumériste.

Certes, aucun débat du genre ne nous affranchira des griffes effroyables du coronavirus, mais, tout au moins, Mehdi et Ralph entendent nous aguerrir. Nous qui devrons réinventer le monde. Et, ne nous y trompons pas! cette quête de réinvention est toute philosophique. Ce sera un acte de courage accouché au forceps d’une nouvelle vision (philosophique) du monde et des choses. Voici le premier article de toute une série qui passera, nous l’espérons vivement, à la postérité comme un témoignage éloquent de la lutte contre “la déroute de l’intelligence” qui tend malheureusement à avoir pignon sur rue dans notre pays…

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Engagés jusqu’au cou

Sur l’art, le langage et l’artiste dans un monde cassé

En réponse à Ralph Jean-Baptiste et quelques autres compadres

Par Mehdi Chalmers

Juste après le Festival de théâtre 4 Chemins en novembre 2019 (le temps passe vite), mon camarade Sadrac Charles et moi avions publié «Sens et non-sens des activités culturelles dans le contexte actuel», au nom du groupe littéraire Atelier Jeudi Soir.

Dans l’article, nous faisions abstraction de la qualité des spectacles et ce qu’ils nous apportaient, pour défendre la nécessité d’une vigilance politique maximale de la part des artistes et des opérateurs culturels en ce qui concerne le contexte de la création en Haïti, contexte donc de violence obscène et de misère croissante et de périodes de revendications que nous avons connues (que nous continuerons de connaître) avec les épisodes de «peyi lòk», l’insécurité démentielle, l’opposition peu lisible, la dérive autoritaire et meurtrière du pouvoir…

Quelques amis ont trouvé ce texte exagérément polémique et violent. Des échanges ont eu lieu. On va dire qu’on s’entend sur la mésentente, en toute amitié. Toi, Ralph, tu as plutôt souligné ton désaccord plus profond avec la question même de l’engagement et émis des doutes sur toute possibilité pour un artiste d’avoir une maîtrise sur son art, et par extension toute possibilité de lui commander une inflexion politique. Je crois que ces deux appréciations sont hâtives. Les deux approches se sont vaguement mélangées dans mes discussions récentes, mais j’ai plus longuement réfléchi à la deuxième.

Sans doute a-t-on cru que j’exigeais une soumission aveugle à un dogme politique, que je mettais au ban toute liberté de l’art pendant une lutte que j’estime légitime. Loin de moi cependant. Je crois que nous avons vécu une heure charnière, qui demandait une position claire. Quelque chose d’autre arrive. Nous verrons. Enfin… Je n’interdisais pas en tout cas la cohabitation des expressions contradictoires de nos vies… hédoniste à mes heures, dilettante, plus ou moins gaspillé comme nombre d’entre nous par une économie autophage et ses pilleurs et nos impuissances, écoutant chanter les balles lamentables… comme si de rien n’était… intellectuel petit-bourgeois, si on veut, je voudrais un pays digne que je puisse aimer “comme un être de chair” sans devoir refouler la honte et l’horreur… mais je veux bien aussi avoir du temps, vivre, aimer, me perdre en sujets aussi délassants que les plantes médicinales d’Haïti, les Troubadours du Moyen-Âge, ou bien pour écrire une recension du livre de Jean Alix René, ou encore une petite note sur la place des poétesse dans la littérature haïtienne… je crois que je vais le faire, et je ne crois pas cela indigne.
Je ne pense pas qu’on doive faire ce que font les personnages d’Hélène Mauduit dans L’impasse, se détruire de mauvaise conscience parce qu’on est complice du Mal tant que le Salut révolutionnaire n’arrive pas. Je pense qu’il faut vivre, en essayant d’être aussi digne qu’on peut. Écrire ces textes, ce texte-ci, aller à un festival de jazz aujourd’hui incontournable dans la région… est-ce plus courageux et plus digne justement – là tout de suite – que de se mettre au-devant de la scène, de risquer pierres, gaz ou balles dans des manifestations, de s’épuiser à des réunions politiques pour changer l’État et ce régime en particulier? Non. Est-ce mauvais cependant ? Pas du tout. Au contraire. Comme artistes (au sens courant et au sens haïtien) on a le droit de vivre, et on n’est pas tenu au courage politique, surtout pas à une cause particulière, mais, on peut être tenu de reconnaître ce qui constitue du courage. Un courage qui consiste juste à faire ce qu’on sait faire, notre art, contre vents et marées, ça peut être beaucoup, mais pas toujours assez. Parfois c’est fort peu, moins bien qu’agir autrement. Je me disais qu’il est bon qu’on ne se laisse pas trop aller, lors même qu’on est dit produire des choses de valeur. Je tenais à le dire pour pleins de raisons : comme le fait qu’au moment même où, dans un bar-lakou, coeur vibrant de l’activité culturelle de Port-au-Prince, se joue la frénésie des tambours qui se foutent (parfois) de la rencontre de Kelly Kraft et de Jovenel Moïse, il peut se murmurer dans un coin de quelque bouche de militants présents, qu’il y a le risque d’être visés par le pouvoir qui n’en est pas à sa première. L’art n’est pas innocent, ni autonome, disons qu’au moins son positionnement peut relever de l’engagement…

J’en viens à mon ami Ralph Jean-Baptiste, qui pense que l’œuvre ne peut pas être engagée. Je lui dirais que La tragédie du Roi Christophe, Les frères Karamazov, Beloved, Antigone, Jing Ping Mei, Vingt-mille lieues sous les mers, Baise-moi, Moby Dick, Opera Wonyosi, L’étrange cas du docteur Jekyll et M. Hyde, Douces déroutes, Le Roi Lear, Brakoupe, Thérèse Philosophe, Le gardeur de troupeaux, Pwomès, Bois d’ébène, Frankenstein, Mûr à crever, Dune, Make Pa, Moi, Tituba, sorcière, Voyage au bout de la nuit, Chant général, Powèm entèdi, Les Misérables, Nana, Balles d’or, Le Général dans son labyrinthe, Personne ne m’aime, Poèmes humains, Plume… tous sont de bons exemples de textes engagés. À doses différentes.

C’est vrai que l’engagement, tel qu’on l’entend, est plutôt plus restreint que ma liste, que c’est plutôt La Rose et le Réséda d’Aragon, Amour, Colère, Folie de Vieux-Chauvet ou l’épigramme contre Staline de Mandelstam… et pas du tout La soirée avec monsieur Teste de Paul Valéry ou Dialogue de mes lampes de Saint-Aude (quoique) ; quand on dit art engagé, on voit une œuvre d’art qui défend une cause spécifique (politique) qui s’y déploie où l’on identifie une opposition, un enjeu, une vision, une visée. Pour moi, toutes les oeuvres font ça, plus ou moins bien, plus ou moins clairement, plus ou moins de manière assumée. Sauf que certaines le font sur des questions urgentes dans leur présent, et que certains enjeux peuvent paraître à untel et pas à moi importants, ou bien je peux trouver telle perspective insignifiante là même où le traitement est réussi. L’œuvre, du moment qu’elle est humaine (ou faite humaine), a un sens humain, donc un sens moral et un sens politique. C’est pour cela que l’écrivain est un “prédateur dangereux” (je pense à Marc-Édouard Nabe, qui disait qu’il rentrait chez lui écrire pour “tous nous assassiner”, et par Nabe, qui dit l’admirer je pense à cet Everest mystique de l’écriture, Léon Bloy, qui disait de lui-même être un “joaillier en malédictions” et que “le silence des lèvres est bien autrement épouvantable que le silence des astres.”, je pense à cette lave pure d’imprécations fuligineuses et mordorées de son écriture qui attaquait ce monde qu’il haïssait de tous côtés. On va me dire qu’il n’était pas engagé. Certes, il se retournerait dans sa tombe, il en surgirait pour rugir son mépris souverain s’il entendait qu’on le classait aux côtés de la plupart des écrivains qui portent ce titre, et en cela même il est plus absolument la rage intolérante de la conviction combattante (engagement sonne mièvre pour sa carrure) en art, infiniment plus que n’importe quel intellectuel des ces trois derniers siècles…

Ma manière de décrire l’oeuvre artistique comme engagée (toujours) est clairement extrême, donc n’est clairement pas la seule possible. Moi, je dis engagé pour dire qu’il y là une praxis, qu’elle est intensément aux prises avec une vision du monde en devenir. Il y a d’autres approches des oeuvres. Mais les manières profondes d’aborder l’œuvre ne sauraient exclure ma perspective. En somme, je veux simplement dire que, bon gré mal gré, on écrit avec ce qui se passe autour de nous. C’est là un des universels de l’art. On ne se paye pas de mots. Le monde est plus vaste que moi.

Tu vois, Ralph, certes l’esprit a besoin de l’errance libre qui le dirige et pas seulement de militance ; même l’esclave de maison après tout chante pendant que le maître n’est pas là, et c’est une résistance… même si ça ne brise pas les chaines n’est-ce-pas (ça peut les maintenir d’ailleurs…)? Sauf que… il y a bien un acte dans la création, un acte de liberté, et cet acte occupe une place, des places, cela est à interroger avec sérieux. Que montre la peinture du peintre, les notes du musicien… ou, plus proche de moi, que disent les mots de l’écrivain, dans le monde?

Je ne me suis pas souvent et sérieusement demandé : “que nous disent les écrivains?”. Pas sous cette forme en tout cas. Et quand j’ai voulu écrire, je ne me suis certainement pas posé cette question. Si on me l’avait demandé au début d’une adolescence aimante des livres (j’avais lu/entendu par hasard des gens comme Anthony Phelps, Prévert, Maryse Condé, Baudelaire, Roumain, Dumas, Houellebecq, Tchekhov… pour citer quelques noms que j’associe à cette époque) j’aurais sincèrement répondu “un peu de tout”. Sauf que je me suis comporté comme si je savais que cette question existait. Par exemple, en lisant des notices biographiques, en prenant plaisir à l’explication de texte, en cherchant des portraits, en me forçant à lire plus d’auteurs haïtiens, plus de femmes, plus d’auteurs du XXième siècle aussi, et à parler beaucoup avec des amis des livres que j’aimais et à me nourrir de leur vécus de lecteurs.

Je me souviens d’une expérience très belle pour moi, je relisais Mallarmé, j’avais 17 ans, la musicalité et l’obscurité qu’on m’avait promises je les y trouvais, et, évidemment, je ne comprenais pas grand chose au sens du texte, mais, soudainement, à la relecture du poème la syntaxe s’éclaire et le sens apparaît, je peux enfin miraculeusement paraphraser le poème à quelqu’un si l’envie m’en prenait (j’apprendrais plus tard qu’en théorie paraphraser un poème est un crime de lèse-majesté). C’était peut-être “Victorieusement fui le suicide beau/Tison de gloire, sang par écume, or, tempête!” ou non, ça me revient, c’était bien plutôt le parfait “Ô si chère de loin et proche et blanche, si/Délicieusement toi, Méry, que je songe” qui se poursuit plus loin sur le merveilleux “Ou de quel dernier mot t’appeler le plus tendre/S’exalte en celui rien que chuchoté de soeur”. J’ai alors pu le lire et pu voir comment marchait l’alexandrin. Dois-je l’expliquer ici? Non, ce serait long. Mais il suffit peut-être de dire que ce poème résonne comme une réécriture de l’Invitation au voyage de Baudelaire dès “Mon enfant ma soeur”, avec ce mot le plus tendre et chuchoté qui est “soeur”, sans même se refuser de re-rimer avec “douceur”. J’ai pu comprendre! Pour bien sentir ! Pour qui buterait d’abord sur la traîtresse syntaxe avec ses perfides enjambements et rejets, les mots soudainement vous prenant la main et vous disant qu’il faut lire en continu “s’exaltenceluirien” puis marquer la courte pause et puis dire “quechuchotédesoeur”, avec un léger accent tonique sur “xal” et “cho”… j’imagine que c’est comme se voir maîtriser sans s’y attendre un accord difficile d’une partition ou voir pleinement la logique implacable d’une formule de chimie.

Lisons en entier ce poème:

O si chère de loin et proche et blanche, si
Délicieusement toi, Méry, que je songe
À quelque baume rare émané par mensonge
Sur aucun bouquetier de cristal obscurci

Le sais-tu, oui ! pour moi voici des ans, voici
Toujours que ton sourire éblouissant prolonge
La même rose avec son bel été qui plonge
Dans autrefois et puis dans le futur aussi.

Mon coeur qui dans les nuits parfois cherche à s’entendre
Ou de quel dernier mot t’appeler le plus tendre
S’exalte en celui rien que chuchoté de soeur

N’étant, très grand trésor et tête si petite,
Que tu m’enseignes bien toute une autre douceur
Tout bas par le baiser seul dans tes cheveux dite

Il y a tant de choses révélées à partir de l’ombre impalpable du “dernier mot”. Du détail, dira-t-on? Mais non! Comprendre ici que “soeur” est tout simple : un banal équivalent de “ma chérie” ou de tout autre mot sucré, devient ici “le plus tendre”, donc chuchoté! Ça change tout! Voir ce détail immédiatement ou après coup c’est là s’ouvrir au poème… à tout un chant, à tout une imagerie érotique radicalement différente de ce que nous percevions si nous n’avions pas compris le sens de “soeur” chuchoté par la voix du poème à la nommée Méry. Ce poème visuel, dialogué, dramatique… est autant sa signification-discours que son rythme-vers. Si sa fonction était d’être un canal pour atteindre la grâce esthétique, elle l’est autant qu’une simple fable amoureuse et autant qu’un dialogue d’un auteur avec un autre que l’on admire au-delà de la mort.

Au-delà des mots du poème se soulève la question de l’énonciation, fictive ou documentaire, ou les deux ; se soulève la question : “que fait le poème?” et “à qui?” et la myriade des possibilités qui prennent forme dans la vérisimilitude, la vérité, disons le mot, de l’interprétation… sous contrainte des indices de l’intention suggérée… et d’une littéralité qui s’ébauche dans les rapports innombrables, mais non infinis, du réel… mélangé à l’imaginaire humain qu’il génère. Et, ici, dans ce pays littéraire-ci, la même chose se passe, Omabarigore et Ces îles qui marchent doivent être visualisés selon ce réel dont on ne s’échappe qu’en niant sa multiplicité concrète et tyrannique, qui nous advient et nous revient comme un devoir.

Ici, en Haïti, quelles ont été les expériences de la littérature pendant ces courts deux siècles? Qu’en ont fait les générations? Qu’est-ce qui fut affecté dans la sensibilité? Comment ont opéré les transformations sociales, politiques sur la lecture, sur les écrivains, et sur les oeuvres elles-mêmes? À supposer qu’il y ait eu des transformations qui opèrent sur ces choses et ces gens… qu’est-ce que ça a fait à la poésie haïtienne quand une génération a fait tomber le mur du monolinguisme francophone absurde dans la production écrite, en sonnant le cor créole? Sont-ce des gens qui ont fait ça, l’Histoire avec son grand H, la modernité, les dieux? Qui lit, en fait, malgré l’analphabétisme? Ce ne sont plus les mêmes en tout cas. Le lecteur lambda n’a plus le même parcours, la même couleur, la même religiosité, ni le même timbre de voix que sous Lescot. Comment les engagements politiques, esthétiques et les allégeances sociales et idéologiques ont-ils modifiés le sens-rythme et la forme des textes en Haïti? Ces questions sont difficiles, et, malgré les textes théoriques éparses ici et ailleurs des Laroche, Castera, Hoffmann, Trouillot/Dalembert, Chemla, Médard, Satyre et Martelly etc. peu de réflexions sont finalement disponibles. Nous n’avons pas fini de nous poser ces grandes ou insignifiantes questions. Mais encore, ces questions ont-elles un sens? Pour moi c’est évident que oui. J’ai découvert pourtant qu’elles n’en avait pas, pour certaines personnes, dont mon ami philosophe, aux convictions musclées et fort de sa dialectique guerrière capable de résister à n’importe quel rafale d’arguments contraires, aussi solide en ce sens que les blindés tout-terrains Anoa, du fabricant indonésien PINTAD, utilisés par la MINUSTAH à l’époque.

C’est à cet ami que j’ai commencé à écrire ces divagations. Il m’eût fallu me contenter de lui parler, mais l’appel de l’écrit me sommait. Il fallait lui dire ses erreurs dans la courtoisie sévère et rieuse de l’encre. Alors je l’ai observé s’armer systématiquement contre l’idée d’un ancrage sociologique, politique et individuel du texte littéraire, et même contre tout ancrage dans une compréhension sémantique et littérale du texte, et même contre toute possibilité qu’un auteur (et un lecteur) sache un peu de quoi parle son texte, donc contre toute possibilité d’une conscience de l’écriture, d’une subjectivité de celui qui écrit… je me suis retrouvé un peu perdu face à cela. Etait-ce de la pure provocation de sa part? Une stratégie discursive qui se moque des incohérences parce qu’elle a un autre but que la vérité des arguments (apprendre un peu d’humilité aux artistes engagés qui se rêvent révolutionnaires?)? Je ne suis pas vraiment sûr. Alors, j’ai commencé à penser mes questions et mes réponses à tout cela ; qui sont mes réponses et mes questions à l’écriture.

Donc, si le philosophe anti-artiste (et pro-art, apparemment) avait raison, il s’en suivrait que je ne sais rien de mon écriture – ce qui est possible, mais troublant – mon esprit me donne pourtant des représentations de mon écriture et pire, un certain rapport technicien à mon écriture, un savoir-faire réflexif sur mon écriture, et ce d’autant plus dans les ratures et les ré-écritures nombreuses… il paraîtrait donc, selon le philosophe, que si je n’écris pas et que je ne sais pas ce que j’écris, cela qui l’écrit s’amuse pourtant à simultanément créer une fausse vision de l’oeuvre à travers moi, en même temps qu’il crée le poème, car j’ai souvent une idée ou un plan ou des mots ou des images qui me viennent et qui constitueront un poème, et cette entité s’amuse donc à les produire pour me faire croire que je suis en contrôle du poème alors que ces choses n’ont rien avoir avec le poème effectif, lors même qu’ils semblerait logiquement correspondre à ce que j’avais prévu d’y mettre. Enfin… oui, c’est possible… selon ce philosophe, ce qu’un texte dit prima facie et ce qu’un écrivain pense de son texte n’a aucune pertinence réelle, les questions et réponses sur le sens d’un texte sont des malentendus… pas même des malentendus, des illusions idiotes. Une telle perspective philosophique est-elle vraisemblable, Ralph? Non. Je ne crois pas. Cela va sans dire. Mais ça va mieux en le disant.

Passons. En réalité ces questions et éventuellements ces réponses sont essentielles pour qui veut simplement s’orienter librement dans une bibliothèque de littérature haïtienne. De quoi parle Saint-Aude? Pourquoi ça m’intéresserait plus que Georges Castera? En quel sens lire Neruda et Eluard peut m’ouvrir à une compréhension plus profonde des auteurs qui ont commencé à écrire dans les années 70? Quel est le statut littéraire de la chanson que Lyonel Trouillot a écrite pour Manno Charlemagne? Quel rôle a joué la mise en chanson de poèmes par Manno, Wooly, Lody, Coulanges, jusqu’à Herby… et dix mille autres questions quand les textes m’arrivent entre les mains et que j’essaye de déchiffrer les mots, de trouver le ton juste de ce récitatif de Cavé (est-ce du plaintif, de la colère, du solennel ou du neutre…?)

Il semblerait que la possibilité d’une quelconque dépendance de la littérature à la bassesse du mondain réveille une puissante révolte de l’amoureux du sublime pur. C’est pour ça qu’il faudrait, pour lui, exclure en particulier cette épineuse question de l’engagement (qui pourtant, pour moi, comme dit plus haut, n’est qu’un catégorie de la circonstance, assumée ou non par l’auteur, d’une oeuvre : adresse au Prince, dédicace à l’aimé(e), utilisation de faits divers etc.), épineuse justement parce que s’y joue des convictions auxquelles on se pique, qui pourraient ne pas recevoir notre assentiment alors même qu’une oeuvre nous toucherait. Mais où donc s’arrêter dans la négation de toute sensibilité personnelle qui poindrait dans le texte? Doit-on nier que le Gargantua de Rabelais est vu faire un banquet carnivorement encyclopédique de “seze beufs troys genisses trente et deux veaux soixante et trois chevreaux moissonniers quatre vingt quinze moutons…” sous prétexte que cela serait un pamphlet anti-végétarien? Ah, ça ne l’est pas? Qu’est-ce donc que cette liste gloutonnesque alors? Il y a un autre sens caché? Caché? Il y a un autre “vrai” sens accessible par les mots? Grâce à un code? Un symbolisme ésotérique? Nous détrompe-t-il du langage de ce malin génie écrivaillon qui est le nègre de tous les livres jamais écrits? Ce sens qu’il nous cache est-il enfoui sous un tel chiffrement que les mots ne veulent vraiment rien dire de ce qu’ils disent ou une partie du sens communique-t-il avec le faux sens qu’on retrouve? Du coup, qu’est-ce que ça peut être? Une allégorie de la grâce divine ? Une litanie bouddhique pour atteindre le Nirvana? Et bien, non, ce n’est pas ça, mais c’est bien au moins chez le quasi-apostat et blagueur “abstracteur de quintessence” une défense politique de la vie et de sa fécondité qu’est Gargantua, un rire et un engorgement de la vie par la vie. Des spécialistes de Rabelais diraient mieux ces choses que moi, mais ils seraient d’accord que c’est un texte engagé au sens large (et restreint), ses ennemis de la Sorbonne ne s’y sont pas trompés.

Vouloir débarrasser les textes de leurs prétendues impuretés (un sens et une intentionnalité vulgairement biographique, sociale ou politique) suppose un tamis arbitraire et une violence outrecuidante, car cela enlèverait non seulement le para-texte directement associé au texte (quid des citations, des dates, et même des titres…?), le contexte, le rapport des gens aux livres, l’intertextualité la plus évidente, l’histoire, les langues, et juste le sens que nous savons, que nous savons parce que nous parlons cette langue qu’on nous parle !

Le problème semble relever de l’oubli que le poème EST du langage, insistons-y, le MÊME langage que nous comprenons tous les jours. Le poème nous fait d’abord signe qu’il est ce langage-ci, le nôtre, quitte à nous montrer très vite après qu’il est un langage particulier (mais tous les discours sont du langage particulier, sauf qu’on nous force à l’oublier). Par ailleurs il y a aussi un problème du langage en général qu’un certain tour de pensée philosophant, tout en niant que le poème est du langage comme un autre, reproche au poème de dédoubler (reconnaissant par là qu’il est du langage normal), ce qui est pour le moins déroutant. Il faut de la souplesse pour suivre de telles acrobaties !

Pour aborder le poème par le bout du philosophe, faisons un détour par le langage lui-même. Les problèmes généraux qu’il pose à la philosophie sont bien connus : le rapport entre le signe et le sens, le rapport entre le sens et l’objet, la capacité de schématisation de l’objet en pensée ayant sens, et la nature intrinsèque de l’objet en dehors de la perception et de la pensée. Chaque problème a plusieurs solutions philosophiques.

La solution qu’on peut présenter comme solution fonctionnelle qui ne crée qu’un minimum de contradictions avec une majorité des solutions adverses est que la pensée est en isomorphie avec la réalité, sans en être un reflet parfait. L’isomorphie permet de comprendre les interrelations entre pensée et monde et le fait que nos interactions affectent la réalité selon nos prévisions. L’isomorphie concerne tous les problèmes de la connaissance et du langage, concernant la réalité et les être humains qui l’habitent.

Si A dit “le ciel est couvert, les nuages sont épais, il va pleuvoir, nous devrions sortir avec un parapluie pour ne pas être trempés en rentrant plus tard”, alors qu’il pleuve et que le parapluie protège de la pluie est une preuve de l’isomorphie, entre les pensées et le réel, entre les mots nuages, pluie et parapluie et les objets qu’ils sont censés représenter.

Les hypothétiques conditionnels, les mensonges et la fiction sont des catégories de pensée dont l’existence pose des problèmes supplémentaires quant au rapport à la réalité et au statut ontologique des pensées. Mais en essence elles n’invalident pas l’hypothèse d’isomorphie. Elles peuvent pousser à enquêter sur le statut des mondes possibles. Mais l’idée de monde possible – comme hypothèse renvoyant aux pensées qui ne sont pas la réalité hic et nunc – part de l’idée d’une communauté de structure entre monde et pensée.

Il n’y a pas de thèses réellement rivales à l’isomorphisme, à part le monisme radical qui en est une sous-branche mais qui soulève des apories plus lourdes que d’autres variantes, et puis il y a cinquante manières de mystérisme qui stipulent l’incommensurabilité totale entre l’esprit et la réalité, et l’impossibilité de connaître et de parler… cette position a la faiblesse d’être auto-contradictoire, vu que dès qu’elle est formulée elle s’interdit toute existence à être une proposition sur le réel ou sur quoique ce soit. Une dernière proposition serait que rien n’existe, qui aboutit à la même insignifiance.

Le problème de la métaphore et de l’équivoque du langage usuel est une sous-branche des problèmes du symbolisme en général et du problème de la représentation en général, problèmes qu’une description fine mais sans doute inachevable de l’isomorphisme permet théoriquement de résoudre.

À partir de là, nous pouvons admettre que le langage reflète la pensée et la pensée le réel. Le problème des réalités non-matérielles (invisibles ou autres) ici n’est pas particulièrement important, si on suppose que les réalités non-matérielles ou surnaturelles se manifestent dans la réalité physique ou quasi-physique des représentations, sous forme d’apparitions, ou de rêves, par exemple, avec des sons, des images etc. de même que les évènements supposés allant à l’encontre des lois les plus admises de la Nature ne sont violées dans le surnaturel que sous la forme de manifestations elles-mêmes naturelles et descriptibles sous des formes matérielles assez communes et banales. On peut dire que le sens commun vit le surnaturel comme une catégorie du naturel, avec des applications et interactions diverses : rapports interpersonnels, ressources médicales-thérapeutiques, réalisation de soi, commerce de biens divers etc. Nous n’avons pas besoin de nier leur existence par des explications pathologiques comme les hallucinations pour penser le langage comme outil de prise sur la réalité, sur toute réalité. Le surnaturel aussi se pense. Sa structure est reprise dans la maquette de la pensée et du langage, à la mesure de sa participation au réel en entier.

Nous savons, tant que nous ne sommes pas en état de réunion mystique avec une réalité transcendante qui nierait la matérialité du monde, que ce monde-ci existe et qu’on peut le penser, y parler, en parler.

Un véritable méta-langage nous échappe puisqu’il n’y a pas une structure des structures qui expliquerait le commun qu’il y a entre les structures : l’isomorphie se montre tout simplement, pour parler comme Wittgenstein, que ce problème a fécondement torturé toute sa vie. Nous faisons confiance au langage parce qu’il montre tout le réel que nous avons. Il montre même ce que nous n’avons pas, même s’il ne peut pas dire ce que nous n’avons pas. Ce que nous n’avons pas c’est le non-monde. Le langage dit ce qu’il y a dans le monde : nous et le monde. Toute philosophie qui repose sur une méfiance envers le langage est une philosophie de méfiance envers le réel. Une telle philosophie est inattaquable parce que nous n’avons pas de métalangage réel pour l’invalider, seulement des descriptions des différents aspects de ce qui se manifeste du monde par le langage.

Celui qui se méfie du langage est comme celui qui se méfie du ballon de football, en arguant que rien dans une sphère en matière souple ne permet de dire que le football existe. Seul le fait de jouer au football prouve que le football existe et que le ballon en question est un ballon de football. Si quelqu’un pense que les joueurs de football ne jouent pas au football, il nie toute inter-intentionnalité dans le langage et tout usage avéré/partagé des objets du monde ; une telle posture, en tant que position purement solipsiste, ne peut être niée. On regardera celui qui le soutient comme un enfant capricieux qui veut convaincre qu’il est invisible et refuse qu’on puisse lui dire le contraire puisqu’il est invisible. Qu’on ignore l’enfant, il oubliera son caprice et reviendra vers nous avec son corps qu’on voit. Là où l’enfant oubliera sa position solipsiste en agissant pour jouer à autre chose, manger, rire ou aimer ; le philosophe solipsiste lui pourra continuer à prétendre cette position tout en la contredisant par ses actions.

Est solipsiste : la négation de l’usage, de l’histoire et de l’expérience matérielle du poème… négation de l’échange entre poète, poème et lecteur… négation de l’agir du poème dans ce monde où le langage fonctionne tous les jours. Or, l’art se manifeste ici-bas sous forme de langage : en chant, poème, pièce, journaux, roman, récit… donc en formes de discours, au sens où ces choses proférées prennent la même forme que le langage général, avec les mêmes signes, qui se recoupent en classes tels que les mots, les phrases, la syntaxe, etc ; il affecte aussi les arts non-verbaux (musique, peinture, photographie etc.) puisque ces arts font partie du monde, des choses représentées, interprétées, pensées, parlées… le symbolisme que peuvent contenir de telles oeuvres se manifeste aussi sous l’apparence d’un quasi-langage à interpréter, selon des structures de représentation symbolique ou de discours verbaux liés à ces objets… ne serait-ce que par les titres qu’on donne aux oeuvres qui n’ont pas le langage pour matériaux.

Si le langage existe et que la pensée existe et que nos langages sont avant tout des représentations du monde, alors les oeuvres disent quelque chose du monde, et celui qui comprend une oeuvre comprend d’abord le langage d’une oeuvre et son lexique, le nom qu’il donne aux choses, les phrases qu’il donne au devenir.

Nous n’avons quasiment aucun témoignage sérieux d’une sensation esthétique d’un poème par un locuteur qui ne comprend pas la langue du poème. Si un tel témoignage existe, il est marginal, et ne peut servir d’exemple de ce qu’est l’expérience du poème. De même qu’un aveugle qui toucherait un tableau de Picasso ou de Stevenson Magloire ne peut avoir une expérience qui correspond au tableau (quoique cette expérience puisse exprimer quelque chose comme une expérience esthétique (cette expérience de l’aveugle ne serait pas “artistique” au sens strict puisque l’oeuvre communément partagée est absente, mais il s’agirait bien d’une expérience du sublime naturel, un face à face avec l’illimité que décrit Kant… où la main de l’aveugle et le néant de sa vision rencontrent un objet accessible-inaccessible, explorant les différences infinitésimales de grain dans le relief qu’il essaierait de sentir, sans espoir de voir… avec tristesse ou joie… en explorant sa finitude, qui figure celle de tous les humains)).

L’expérience du poème dit le poème. Nous ne connaissons pas le poème par une théorie de l’art éthérée qui dirait a priori ce qu’est un poème. Le poème dans sa diversité a la même réalité que la comptine que nous entendions enfant. Lorsque la mère lui chante : “si w pa dodo, krab la v ap manje w” la terreur de l’enfant va au crabe, et il sait obscurément qu’on lui dit que le sommeil est important pour sa survie. La douceur de la chanson qui cohabite avec la menace est quelque chose de plus mystérieux, mais la protection des bras de la mère et la douceur vont de pair. En fait la menace est extérieure et l’enfant sait qu’obéir et dormir c’est répondre à la douceur de la mère et se prévenir de l’appétit terrible du Crabe mangeur d’enfant. C’est là est un scénario psychologisant, il n’est pas parfait, mais il est vraisemblable. On peut l’admettre en même temps que la capacité d’un enfant à manier un certain préconcept de la fiction, même si pour lui la ligne de démarcation est plus floue que pour l’adulte entre la crédulité et la suspension de l’incrédulité pendant l’acte de fabulation auquel il participe. Je souligne que cette expérience de la comptine a été la mienne, dans mon souvenir d’enfance.

L’enfant prend plaisir à la musique et à la musicalité qui lui communique quelque chose de non-langagier, mais le scénario qu’il interprète comme menaçant dans la suite des mots lui dit quelque chose sur le monde qui l’excite émotionnellement aussi, et qui est aussi de l’esthétique, mais de l’esthétique par le réel (du crabe mangeur d’enfant, rappelons que le réel du langage est à la fois réalisme «mimésis» au sens large et au sens restreint, et que l’effet de vraisemblance tout comme l’effet de merveilleux sont des accès à part entière au “désir de représentation” que l’art manifeste).

Celui qui ne comprend pas le mot “manje” dans la comptine vit peut-être la mélodie de la comptine mais il ne sait rien de la chanson. Il en va de même des poèmes en général.

“Mon père, ce héros au sourire si doux” le vers de Hugo est d’abord une description d’un père (officier de Bonaparte si l’on veut, mais ce que dit d’abord la phrase c’est le père héros au sourire), je dis “d’abord” je ne dis pas “essentiellement”, car ce “d’abord” est la condition de tout autre aspect du poème, mais fait corps avec les autres aspects (musicalité, forme canonique de l’alexandrin… et tout ce qu’on voudra : création d’une expressivité, d’une sensibilité, d’une atmosphère, témoignage, accès à la transcendance…). Dans le vers cité, ce qu’il y a c’est la proposition principale d’une phrase plus ample qui se poursuit sur six vers. On y trouve le sujet de la phrase qui est nom commun connu : nom masculin, “père”, humain mâle qui a engendré un ou plusieurs enfants ; et ce “mon” déterminant possessif, marquant la première personne du singulier, qui exprime une relation interpersonnelle entre le locuteur “je” et la personne que désigne le substantif (père). Ça c’est la description grammaticale de dictionnaire… légèrement technique, celle qu’on donne à l’élève de primaire, malheureusement. Tout locuteur compétent comprend cette phrase dans sa langue, sans avoir ces concepts grammaticaux. La phrase est analytiquement claire et intuitivement limpide. Ce qu’elle charrie de sens complexe dans le vers poétique et le récit émotif du poème est intuitivement accessible au locuteur aussi. Ce sens est dans le poème parce que le poème est fait avec ces mots et cette grammaire spécifique, plus la “voix”singulière du poète, dans une énonciation qu’on recompose, qu’on situe et qu’on allègue. Il y a toujours une part d’herméneutique mais d’abord une part de compréhension du discours, qui relève de la même compétence qui me permet de comprendre les négociations-blagues-séductions complexes d’une marchande dans la rue.

Toute lecture exclusivement herméneutique et non compréhensive du poème commet l’erreur de s’éloigner d’un littéral contenu dans l’histoire du poème vécu par le scripteur, le récitant et l’auditeur/lecteur… elle masque un certain nombre de rapports humains/socio-historiques accessibles sur le moment, qui forment les paradigmes majeurs des interprétations correctes du texte qui sont en nombre indéfini mais limité. Il y a notamment un rapport du populaire à certains textes qui forment le fond commun d’une culture donnée. Ces textes peuvent être amoureux, graveleux ou satyriques, témoignages des réalités souffrantes (présents massivement dans la mémoire Noire, avec les spirituals, le blues, les chants créoles sacrés et profanes de la douleur), ils sont là, avec un certain nombre de morceaux textuels qui rentrent dans les mémoires, par la chanson par exemple ou en devenant des dictons, des paraboles etc. Cet usage populaire est actif et libre, on peut en prendre pour preuve les rabbins se plaignant que le peuple d’Israël – à l’encontre de l’interprétation purement mystique du texte – chantait le Cantique des Cantiques dans les tavernes et bordels , nous pouvons aussi le voir du coté du destin d’un poème comme celui de Jean-Baptiste Clément Le temps des cerises devenant un hymne révolutionnaire associé à la Commune, bien après sa composition et la répression sanglante de 1871, par une récupération populaire et l’aval de l’auteur. Les gens qui faisaient ça pensait faire quelque chose du poème et avaient raison. Jamais le corps du texte n’est oublié dans ce qu’il charrie de sens lexical et symbolique courant. Le détournement d’un sens obvie éventuel du poème est la corollaire de l’accès à un sens relativement littéral… Lapèsòn, poème chanté sur CD de Syto Cavé est repris en manifestation en 2004, le sens riche du poème, très complexe (qui est aussi amoureux que… politique) est abandonné, repris en chant de revendication pure et pragmatique. Cependant, l’humour qui fait la richesse textuelle du texte original n’est pas absolument perdu. La condition du détournement est qu’une chose se préserve. La question de l’interprétation est une question de l’Histoire littéraire comme discipline mais aussi de toute conscience qui veut passer du vague à la précision ou de l’immédiat à la profondeur ; ce qui se passe en littérature en terme d’intersubjectivité est une question de psychologie du sens commun et de fond culturel commun, qui peut faire intervenir un lecteur plus ou moins idéal, pour donner une silhouette à la réception singulière-ordinaire. L’écrivain a la main sur ces choses. Pas complètement et pas toujours en s’en souciant. L’art de l’écrivain et celui du lecteur admettent tous deux l’incomplétude du lecteur et de l’auteur quant à l’épuisement de tous les sens d’un texte. De même qu’un centre au cours d’un match de Coupe du Monde peut avoir été un tir cadré ou un coup de chance. Il y a parfois de l’indécidable avec ou sans l’explication de l’auctor (comme pour le but de Ronaldinho en 2002 face à l’Angleterre). La lecture se forge dans la possibilité des variations interprétatives, mais aucune herméneutique savante n’est nécessaire (sauf dans une oeuvre où l’intention est d’exiger sans équivoque une telle approche), parce que s’il y a incomplétude cela n’entraîne pas qu’il ait incohérence d’ensemble : les interprétations les plus loufoques doivent répondre du sens littéral et du contexte culturel d’un sens, le plus immédiat et le plus fin à la fois. Le rôle de la théorie avancée, de l’histoire littéraire, de l’histoire génétique ( marxiste ou autre), de la sociologie de la littérature, du ou des formalismes structuraux, de l’explication philologique etc. est d’enrichir la connaissance para-littéraire et de créer une petite classe assez amusante de lecteurs paranoïaques qui, idéalement, parce que leur plaisir du texte est infini, veulent explorer l’infini du jeu interprétatif (gloser sur le communisme, l’amour ou la période phrastique de Jacques Stephen Alexis, ou sur la multiplicité/identité des femmes aimées ou des loas servis et le vers libre créole/français dans les poèmes de Jeudi Inéma). Ce désir de connaissance peut se nourrir de justifications scientistes, de cynisme hédoniste ou de simple carriérisme académique. Pour ma part, des trois justifications je préfère le cynisme hédoniste, mais je ne méprise aucune ressource si la production est ingénieuse, éclairante et sincèrement amoureuse de la littérature.

En tant que lecteur tout ça est secondaire, tout ça doit être l’équivalent de la conversation plus ou moins légère (!) après la lecture du bon livre, comme une recontre un peu imbibée avec un ami malin qui a lu le même livre et nous emmène sur des terrains que par distraction nous n’avions pas vu, mais qui étaient là.

Il y a quand même la question plus sérieuse de ce qu’on fait des textes, sur quel imaginaire nous les fondons quand ils deviennent un capital symbolique national avec lequel nous combattons pour une place sur le terrain de la dignité dans le concert des nations en lutte. C’est un aspect d’importance pour un pays comme Haïti. Mais ce terrain-là nous mènerait trop loin. Disons simplement que ce n’est pas la même chose pour les Haïtiens que ça affecte si le poète national est Etzer Vilaire ou Georges Castera ou Roussan Camille. Pour le Blanc, Laferrière et Trouillot ne sont pas une même Haiti, ni Lahens, Victor ou Mars, ou James Noël et Faubert Bolivar. L’enjeu est vrai, et la réponse prend alternativement la forme de stratégies individuelles, collectives ou groupusculaires. Pour nous, cette composition dynamique d’un paysage littéraire canonique est importante, nous y lisons le devenir de nos imaginaires, tout comme nous le faisons dans la musique et quand nous voyons la musique racine ou vaudou être écartée de la consommation de masse, le rap dominer ou reculer sans nourrir grand monde, le rabòday solidement occuper son terrain, le compas préserver sa part de royaume, etc. Les artistes et les styles qui émergent nous indiquent des sensibilités collective qui nous reviennent même quand nous ne consommons pas de tout. Un tel souci de la dynamique socio-historique de l’art peut paraître étriqué pour certains esthètes, si l’on ne considère pas que par la mise en place d’un tel espace nous préformons dans un moule des valeurs et des sensibilités, où le politique a sa part. Il ne s’agit pas seulement des grands mouvements de fond de l’Histoire qui déterminent ces rapports de force : des décision individuelles finissent pas faire masse, des institution et des espaces de légitimité divers y ont toute leur force. Lorsque nous fourgons un écrivain célèbre dans un programme d’Éducation Nationale, que nous utilisons massivement telle hiérarchie d’un critique consacré, ou que nous donnons le nom de cet écrivain à des écoles, des bibliothèques et des places publiques… évidemment, ce n’est pas là que se fait le plus intéressant de la formation fine d’une sensibilité individuelle ou collective, mais ça y a une part non-négligeable.

En réalité il y a un enjeu plus direct à dire que nous devons vivre l’art dans son ancrage dans le monde et pas sa coquille vide ineffable : partager le plaisir réel de la lecture, toute la diversité de ce plaisir. L’identification et la simple représentation sont au centre de l’art. C’est pour ça qu’un ami à moi peut aimer singulièrement Pétionville en noir et blanc, parce que ça lui parle de sa vie à lui.

Sa vie ce fut longtemps l’arbre de rêve bercé par la berceuse de l’enfance
Par la fumée d’un fer à repasser qui tournait ses cheveux
Et des chiendents rampaient autour de la maison
Avec l’étoile aux yeux avec la mare au cœur
La maison cette remise où le jour nous logions
Le charbon dans les fers brûlait et l’enfance et l’histoire de famille
La maison emplissait de fumée toutes les têtes
L’odeur de lessive d’amidon et de cendre
Gonflait par nos cheveux leurs bulles folles
Aux champs des orages s’élevait l’herbe de la pluie
Je me souviens et me souviendrai
Pour le bateau noir de son cœur l’indigo délayé tournait ses lacs
Et des ciels aux yeux d’anges pour ses pensées qui s’envolaient
Comme des oiseaux soûls du jour
Longtemps bien longtemps ce fut sa vie blanchie
Par de blancs linges repassés
Imbibés dans des baignoires de vieux fer-blancs
Je m’en souviens je m’en souviens
C’était la cendre à ses cheveux roux-d’or
Ô mémoire ô cri cratère redites-moi sa vie parmi les fleurs blanchies
Parmi les fers à repasser et le vieux moulin-à-café
Parmi ces tables de lessiveuse et les cuvettes de linges frais
Mais voici qu’il y a quinze ans de cendre de pluie et d’orage
Les gens d’alors quelques-uns ne sont plus
Et me voici encore seul et sans affection
Sur la croix d’ombre de mon cœur
Les yeux cloués au plafond de fumée
A côté de ce fer à repasser qui fume
Ô mémoire remplie de cendre et de charbon ardemment
La table de linges lavés de pleurs et de sueurs
Comme le ciel s’égoutte moins à l’horizon
Sa vie cette tisane de chiendent dans la cruche mouillée
Sa vie plus fragile qu’un petit bateau dans l’eau sale
Ah de beaux enfants jouaient sur la Place-Boyer
Et sa vie tournait dans la chambre sur des jouets peints en bleu
Son ombre blanche renversée comme une lampe de larmes avide
Enfance enfance tes quatre bras se courbent avec une croix pâle
Je te revois en plein soleil souvent avec des bulles de savon
Qui s’échappaient d’entre tes lèvres
Je m’en souviens je m’en souviens
La barque dans l’eau tourne
Avec le levier je tourne au grand soleil levant
Et mes cheveux sont devenus bien noirs

Le biographisme du poème est au centre de sa puissance. Proust pourra dire ce qu’il veut. La réalité sociale et géographique est au coeur de la vision que le poème nous donne. Ce “je” que nous vivons comme empirique l’est, et cela n’est pas insignifiant. Ici l’art et la vie font un seul. Ça pourrait être un mensonge parfait, mais ça ne l’est pas. Même si ça ne fait pas une grande différence dans le grand schème de l’art, il y a une toute petite différence qui pèse dans le sens de ce poème-ci. L’image surréaliste sature le texte comme technique d’écriture et praxis, le narratif patent du discours est un récitatif poétique qui crée le Sujet Davertige dans le texte et la vie, ce mélange est au sommet de son efficacité ici. C’est Davertige qui écrit, et Villard sait ce qu’il écrit, quelle que soit la part d’inspiration et de mystère qui participe à cette incarnation du langage dans le corps d’un homme qui rend sa perspective universelle dans sa particularité théâtralisée à l’extrême par SON alchimie du verbe. Ce poème je pense montre tout ce que nous avons essayé de dire. En plus de dire tout ce qu’il dit, sans oublier ce qu’il suggère, ce qu’il promet, ce qu’il permet de dire.

Il y aurait beaucoup à dire sur l’influence entre auteurs qui prouvent la transmission du sens ; beaucoup sur le rôle des manifestes, pamphlets, arts poétiques, qui prouvent encore que quelque chose s’enseigne, s’argumente, se planifie dans le projet de la parole… plan forgé par un ou des auteurs (influence critique-didactique de Malherbes, de Hugo, de Breton, de Césaire, de Roumain, de Castera…), il faudrait aussi dire que les oeuvres et les auteurs créent leurs historicités. Mais j’ai déjà trop parlé. Je voudrais terminer sur un poème français que j’aime, de Saint-Amant, qui selon moi me donne raison, car il est engagé en faveur d’un style de vie, et peut-être te plaira-t-il cependant parce qu’il récuse en même temps le monde, il a surtout le mérite d’être d’une clarté littérale dans ses mots et propos (si tu ne veux pas voir entre autres l’épaisseur chaleureuse des “draps” ou de la “bedaine” dont il parle, je jette l’éponge) sans aucune once d’ambiguïté, alors qu’il manie en même un art polie par son siècle et sa culture qui masque évidemment quantité de discours, et qui voile une partie de sa subversion naturelle. Peut-être que Saint-Amant peut pour un temps nous mettre d’accord, en décrivant cette matinée qui ressemble un peu à la mienne au moment où je termine ces mots.

Accablé de paresse et de mélancolie,
Je rêve dans un lit où je suis fagoté,
Comme un lièvre sans os qui dort dans un pâté,
Ou comme un Don Quichotte en sa morne folie.

Là, sans me soucier des guerres d’Italie,
Du comte Palatin, ni de sa royauté,
Je consacre un bel hymne à cette oisiveté
Où mon âme en langueur est comme ensevelie.

Je trouve ce plaisir si doux et si charmant,
Que je crois que les biens me viendront en dormant,
Puisque je vois déjà s’en enfler ma bedaine,

Et hais tant le travail, que, les yeux entrouverts,
Une main hors des draps, cher Baudoin, à peine
Ai-je pu me résoudre à t’écrire ces vers.


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