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Haïti: espérer quand même en 2020?

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Crédit Photo: REUTERS/Jeanty Junior Augustin

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De Juno Jean Baptiste,
Rédacteur en Chef, 31 Décembre 2019

L’étau de la mobilisation contre le pouvoir PHTK s’est desserré pour la fin de l’année. Les Haïtiens, fatigués par plus de trois mois de « peyi lòk », vaquent à leurs occupations. Les routes nationales s’ouvrent. Il y a régulièrement des embouteillages monstres à Port-au-Prince, les commerces ont ouvert leurs portes, la vie nocturne reprend petit à petit. Bref! À défaut d’être heureux, les gens retournent à la routine de la vie quotidienne.

Le président de la République, Jovenel Moïse, autrefois cloîtré chez lui quand des manifestations répétitives de plusieurs centaines de milliers de gens exigeaient son départ un peu partout à travers le pays et dans la diaspora, peut enfin souffler. Il pavoise même. Il se montre. Il multiplie des visites dans différentes villes de province.

Se sentant soudain pousser des ailes, fort du soutien jusque-là infaillible des Américains, Jovenel Moïse a même proféré des menaces à peine voilées à l’encontre de ses adversaires politiques: « J’ai sept têtes à couper. À défaut de la totalité, j’en couperai au moins trois », s’est-il enorgueilli la semaine écoulée au Palais national, lors d’une rencontre avec des « leaders communautaires ».

La declaration, pour le moins fracassante, a provoqué des remous dans l’opinion. Des conseillers du Palais national ont beau expliquer le contraire mais le mal semble être déjà fait. Plusieurs leaders de l’opposition en ont fait une raison pour ne pas rencontrer Jovenel Moïse qui tente de rencontrer, dans un énième appel infructueux au dialogue, les différents représentants de la classe politique autour de la crise politique qui gangrène le pays depuis les émeutes des 6 et 7 juillet 2018.

À quelques heures seulement de la fin de l’année 2019, la crise reste encore entière après des mois de blocage politique. Haïti est toujours sans budget depuis 2 ans, sans gouvernement légitime depuis dix mois et, dans exactement 2 semaines, le Parlement sera dysfonctionnel. La crise est d’autant plus complexe que l’on ne s’entend pas encore sur le nombre de sièges vacants au Sénat le 2e lundi de janvier 2020. Beaucoup redoutent un glissement vers des tentations autoritaires avec tous les leviers du pouvoir aux mains d’un seul homme: Jovenel Moïse. Pire encore, l’organisation d’élections est toujours hypothétique même à l’horizon 2020 vu que le Président n’inspire pas confiance, ce qui laisse présager la longue durée d’une crise politico-institutionnelle qui donne froid dans le dos.

Au-delà de la crise politique, la vraie crise, elle est socioéconomique. Jamais la monnaie nationale n’a été autant dévaluée par rapport au dollar américain en une décennie (la gourde a perdu plus de 140% de sa valeur). Jamais l’inflation n’a été aussi galopante (20%). La vie devient plus chère. Les Haïtiens sont devenus plus pauvres, sous les effets conjugués des catastrophes tant naturelles que socio-politico-économiques. Les inégalités plus criantes, l’économie plus exsangue quand cyclones et tremblement de terre nous font accuser des pertes économiques vertigineues. La bombe sociale peut exploser à tout moment au cours de la décennie qui s’en vient et ce n’est pas le leurre des blocus interminables à Port-au-Prince qui nous convaincra du contraire.

 
La reprise des activités demeure pour le moins fragile tant les ingrédients qui ont produit ce long moment de blocage dans la vie de tous les jours restent intacts. Tout laisse augurer que le début de la nouvelle décennie ne sera pas de tout repos en Haïti quand les petrochallengers, les leaders de l’opposition politique, de la société civile et le président de la République continuent de se regarder en chiens de faïence. Quand on sait aussi que la distribution équitable des richesses est encore le cadet des soucis de la “classe dominante”, on mesure l’ampleur des frustrations de la majorité exclue qui, de temps à autre, continuera à faire irruption dans les rues peuplées de quelques immeubles narguant la modernité de nos villes-fantoches pour cracher leur legitime colère.

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Les opposants les plus irréductibles ont mis Jovenel Moïse au défi d’aller célébrer la fête de l’indépendance le 1er janvier aux Gonaïves, ville assiégée, où deux clans rivaux armés [ l’un à la solde du pouvoir et l’autre pour le compte de l’opposition] sont à un doigt de s’écharper, de provoquer des morts et de faire couler du sang sur les pavés de la cité de l’Indépendance. Vraisemblablement, c’est face à un tel risque que Jovenel Moïse aurait décidé de ne pas se rendre aux Gonaïves, selon l’un de ses conseillers, qui parle d’une «décision responsable». De toute façon, nous savons que la responsabilité implique mieux que cela.

La République haïtienne vit une crise profonde, voire inédite. L’année 2019 aura été celle de toutes les turbulences et de toutes les décadences: des gangs rivaux qui s’affrontent, tuent, terrorisent la population – créant dans la république des territoires propres à eux, accélérant, du coup, le processus de balkanisation du pays – et des élus soupçonnés de connivence avec ces mêmes gangs. Haïti n’a pas seulement atteint le fond, mais elle semble vouloir laisser la croute terrestre au profit du noyau.

On a vite envie de tourner la page lorsque qu’on égrène le chapelet des mauvais souvenirs de l’année qui s’en va: les entreprises obligées de fermer boutique, les milliers d’emplois perdus, les jours de classe volatilisés, les vies fauchées sous le coup des massacres d’Etat, les scandales de corruption qui ont éclaboussé le Parlement et  l’administration de Jovenel Moïse, etc. Le pays est en plein cœur d’un marasme socio-politique et économique généralisé. La décennie s’en va dans la plus grande des incertitudes, comme elle a commencé en 2010. Une autre s’en vient sur fond de crises multiples. Haïti est amoureuse de ses malheurs.


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