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Pourrons-nous encore garder le dieu ?

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Par Ralph Jean Baptiste
Philosophe

Pourrons-nous encore garder le dieu [1]?

Réflexions autour de “la mort”[2] (de)  la figure du passeur de culture haïtien.

À la mémoire de Pierre Brisson, Voix au-delà de l’outre-tombe.

À Eliézer Guérismé, que ce sujet semble passionner.

À mes amis, «passagers de l’aube».

Twa fèy

Twa rasin o

Jete bliye

Ranmase sonje

Chanson populaire haïtienne

«Les dieux sont morts et nos héros bien vivants.

La culture ne peut pas remplacer les dieux mais elle peut apporter l’héritage de la noblesse du monde».          André Malraux

Le décor est planté

René Depestre raconte ainsi dans son texte intitulé “Parler de Jacques Roumain (1907-1944)”[3] sa rencontre avec Jacques Roumain : « Ma rencontre fortuite avec Jacques Roumain remonte à 1943. De son poste de Chargé d’affaires d’Haïti à Mexico, il était rentré au pays pour quelques semaines de convalescence. Un après-midi, il me prit en auto-stop sur la route de Pétion-ville. Il m’invita ensuite à poursuivre chez lui la conversation commencée dans l’auto. Les noms de Faulkner et de Joyce, Malraux et Kafka, Hemingway et Proust, Maïakowski et Lorca, Einstein et Paul Rivet, Marx et Gramsci, Picasso et Diego Rivera, mirent le feu aux poudres de mon imagination. Plusieurs affluents de la modernité inondaient mes rives assoiffées. C’était le chemin de Damas : un lumineux uomo di cultura m’y était apparu, mettant soudain à ma portée tout son savoir ! Moins d’un an plus tard, ma conscience de bachelier était une petite lampe à kérosène ballotée dans une foule échevelée de chagrin : une pluie d’orage à l’haïtienne descendait dans le néant les trente-sept ans de Jacques Roumain. Le sort cruel transformait en testament l’après-midi de la connaissance qu’il partagea avec moi ».

A vive allure!

À l’image de Roumain, nombre d’hommes et de femmes ont toujours investi les lieux de la culture en Haïti à titre de « passeurs de culture ».

Au-delà des traits de personnalités différents, la prosopographie ne perdrait rien à les présenter comme étant liés par un socle : ce désir on dirait jamais assouvi de transmettre la culture, de faire découvrir à d’autres personnes des sujets et objets culturels d’intérêt.

Cette figure dont on n’en connait guère l’avènement dans les traditions et pratiques intellectuelles haïtiennes et qui a pourtant toujours accompagné, et fortement, le développement, voire, l’épanouissement des lettres et des arts dans notre pays, semble aujourd’hui être en passe de disparition (signe d’un temps peut-être) et avec elle fort probablement un certain sens de la culture.

Nous parlons évidemment de Jacques Stephen Alexis qui fait découvrir à ses amis « L’existentialisme est un humanisme » de Sartre, du professeur Jacques Gourgue qui invite ses étudiants au Musée d’Art Haïtien du Collège Saint-Pierre pour prendre connaissance de l’univers pictural de Jacques Gabriel, Dieudonné Cédor, Hervé Télémaque, de Délano Morel qui vous informe entr’autres de la tenue prochaine de telle ou telle exposition, de Jean Cajou qui vous indique ironiquement qu’un film ne se termine pas à la fin de sa projection et qu’il faut par conséquent rester pour le générique ou encore plus sérieusement qui vous parle de « La Tragédie du Roi Christophe » adaptée par Hervé Denis et où Lobo s’est illustré avec brio, de  Marc Exavier et Djimmy Pétiote, passeurs impénitents, qui se chargent de vous faire découvrir tout, de « Mon bel oranger » qu’affectionnait Samy Janvier, à « La lectrice  »,  de la littérature.

Nous parlons sans doute de celui ou celle qui le premier/la première vous parle d’Anita[4] de Rassoul Labuchin ou vous emmène aux Vendredis Littéraires (où une fois Frankétienne a offert en  cadeau la plupart de ses livres au public), à Vendredi Anba Lavil, à la Bibliothèque Justin Lhérisson, à la Bibliothèque Étoile Filante, chez Alain Pamphile, à la Bibliothèque ARAKA où se côtoient des  générations de lecteurs, écrivains,  acteurs  et opérateurs culturels, au Centre Pen-Haïti dirigé à l’époque par l’écrivain et galeriste Jean-Euphèle Milcé, à Vibration, espace ambulant de destination culturelle qu’animaient Fortetson Fénélon et Vladimir Delva.

Nous parlons toujours de celui qui vous fait vous prendre de passion pour Pierre (affectueusement Pierrot Brisson) Brisson et Faubert Bolivar qui s’illustraient dans l’art (presque perdu) de la déclamation de textes, qui vous met entre les mains pour la première fois « L’étranger » d’Albert Camus qu’à peu près tout le monde lisait à ce moment-là comme un rite de passage, qui vous parle d’Apostrophes de Bernard Pivot, ou qui vous introduit à Phelps simplement pour que vous vous imprégniez de ce vers : « O mon pays si triste est la saison qu’il est venu le temps de se parler par signes ! ».

À l’initiative du passeur de culture, on en vient à se rendre au Village de Noailles, au Centre Culturel Selide, on se promet d’aller visiter l’Atelier “Atis Rezistans” de la Grand-Rue, de suivre dans leurs réguliers déplacements, depuis la FASCH, les animateurs de l’initiative du “Teyat Grenn Pwomennen”, etc.

On se retrouve au bout d’un certain temps à consommer les mêmes choses : du “Billy et Schneider”, à assister à la représentation de « Ubu Roi », adapté par Rolando Etienne, à la première de « Albert Mangonès, l’espace public » d’Arnold Antonin, à lire le Magazine littéraire, à écouter Idées de Benoit Ruel, à découvrir dans le texte et à l’écran “L’amour au temps du choléra” de Gabriel Garcia Marquez, « Les temps modernes » de Chaplin, discuter de « Les nuits badaudes[5] » de Charles Frédo Grand-Pierre”, lire ensemble « Le banquier anarchiste » (personne ne sait chez qui ni comment terminera sa course un livre qu’on  se passe et qu’on s’arrache à cette période), via Odonel Pierre-Louis, de Pessoa, effectuer des virées dans les centres culturels des villes de province pour des prestations artistiques et que savons-nous encore.

Les dieux qui peuplaient notre olympe à ce moment-là avaient pour noms : Davertige (Omabarigore), René Philoctète (Le peuple des terres mêlées) Umberto Eco (Le nom de la rose), Alejo Carpentier (Le royaume de ce monde), Bernard Marie Koltès (Dans la solitude des champs de coton), Yanick Lahens (La couleur de l’aube), Kafka (La métamorphose), Dario Fo, José Saramago, Anton Tchekhov (Une demande en mariage), Mahmoud Darwich, Georges Castera dont nombre d’entre nous connaissaient à peu près tous les poèmes, Prévert (Rappelle-toi Barbara), Emmelie Prophète (Le testament des solitudes), Dominique Batraville (Le récitant zen),  Depestre (Je ne viendrai pas ce soir), Farah-Martine Lhérisson (Itinéraire zéro), Hénoch Franklin (Filozofi mounal, Moun demounize, Prens la), Bonel Auguste (Fas doub lanmò), Rodolphe Mathurin (dit Sonson Mathurin) (Kraze vè), Maximilien Laroche (L’avènement de la littérature haïtienne), Kerline Devise (Mes corps).

La musique y était elle aussi sans doute : Nat King Cole, Count Basie, Miles Davis, Jean Coulanges, Billie Holiday, Nina Simone, Barbara Haendricks (J’ai deux amants), Ella Fitzgerald, Manno Charlemagne, Charlie Parker, Joe Jack (Port-Salut en 41), Coltrane, Duke Ellington, Emeline Michel (l’album Reine de cœur), Celia Cruz, Wooly Saint-Louis Jean.

Il arrivait que nous restions  fort tard dans la nuit pour être introduits, au Champs-de-Mars, ou dans un bar quelconque qui se prête au jeu, aux discussions engagées avec Bonel Auguste et Wooly Saint-Louis Jean, autour de qui est le maître d’entre Brel, Ferré et Brassens, sinon avec un cercle plus élargi, pour savoir  ce qu’il fallait en penser des réactions suscitées par le livre de Christophe Warny, «Haïti n’existe pas», à l’issue de sa présentation à l’IFH, ou de Depestre qui nous disait de prendre le TGV français, ou de tel numéro de la Revue Chemins Critiques qui venait de paraître et qui défraie la chronique, ou alors de qui pouvait avoir raison dans le débat qui a opposé Guy Régis Junior à Lyonel Trouillot et Michel-Philippe Lerebours autour du fait de savoir: le théâtre: texte ou représentation?

Il en ressort qu’une scène se crée ici et là, dont le passeur de culture, rencontré en toutes sortes d’occasion, et sous tous les toits, facilite l’élargissement, par l’invitation à découvrir des contenus, espaces, et des personnages culturels. À travers ces connexions, on s’informe et apprend tellement de choses comme le fait qu’Appolinaire a été emprisonné pour recel dans l’affaire du vol de la Joconde, que Malraux à la suite de son passage en Haïti, a déclaré péremptoirement que « Haïti est un peuple de peintres », que Saint-Aude a récité « Le manifeste du surréalisme » au Club Savoy pour saluer la présence dans nos murs d’André Breton…

Qui s’est installé dans la chaise du maître[6]?

Nous prenons donc pour acquis que, sans crier gare, cette figure du “passeur de culture” est aujourd’hui en déclin. La raison tient sans doute au fait que les espaces culturels de rencontre ne sont plus ou ont été contraints de baisser la garde ces dernières années.

Plus profondément encore, elle tient dans une assez large mesure au fait qu’un désintérêt accéléré pour les choses de l’esprit s’est installé à l’échelle globale du pays au fur et à mesure qu’y perdurent avec le temps les crises de toutes sortes, qui ont fini par défaire les liens sociaux, affaiblir les institutions de culture de référence (formelles et informelles) et gommer fortement les pratiques de transmission des mémoires.

Faut-il se résoudre à penser que cette disparition est un indicateur fort qui renseigne sur le déclin de la culture haïtienne comme le suggèrent Pierre-Raymond Dumas[7] et Pradel Henriquez[8] ? Nous en savons au moins une chose: plus les offres culturelles et intellectuelles s’amenuisent, moins on n’a de chance d’être cultivés !

À l’évidence, Port-au-Prince ne se laisse plus chérir aujourd’hui[9]. On ne fréquente plus un bar (ils n’existent guère) parce qu’on apprend que tel poète légendaire, tel grand écrivain ou peintre de renom y élit domicile de temps en temps, pas plus qu’on ne le fait parce qu’on sait qu’on risque de tomber sur des gens qui y animent fréquemment des débats.

Autant dire que ce besoin vif, pressant et enivrant (au sens de Baudelaire) de se cultiver en prend pour son grade et a fini par céder le pas aux caprices en cours.

À nos yeux, le temps d’après, celui qui a mis un terme aux contextes qui ont favorisé l’émergence et la pérennité du passeur de culture, n’augure rien de bien réjouissant. Nous persistons et signons, au-delà des efforts remarquables des tenants de festivals, des salons  haïtiens du livre, de la célébration des 30 ans de création plastique du peintre Kevens Prévaris, de la poursuite de l’aventure Café Philo, du promontoire de Dominique Domerçant, de l’insistante projection de l’autre de Sterlin Ulysse, des prestations télévisuelles du livre chez Dangelo Néard (RTVC), des actuels du Centre d’Art,  du maintien on va dire en vie de la culture à Anba Zanmann/Kay Sonson Mathurin, des récentes publications de Legs Éditions et des Éditions Gouttes-Lettres, du travail accompli par le chroniqueur littéraire Marc-Sony Ricot, et des regards que l’écrivain et critique d’art Carl Pierrecq aura contribué à faire passer : Les jeux sont faits pour le passeur et sa culture!

Tout au plus, nous est-il permis d’espérer une chose : (ré)investir le temps présent, liquide, nu, le temps du tape-à-l’œil, en se métamorphosant en «inactuels[10]».


[1] Anthony Lespès, Paroles sur la tombe de Jacques Roumain, in Jacques Roumain. Œuvres complètes, Edition critique, (Sld) Leon-François Hoffman et Yves Chemla, pp 1499-1500.

[2] Voir mon entretien  accordé Guy Férolus, Haïti Inter: https://youtu.be/jYYoq3UnWxw?si=RMtQSM16fdvW9sVO

[3] René Depestre, «Parler de Jacques Roumain(1907-1944)» in Jacques Roumain. Œuvres complètes, Edition critique, p 19, (Sld) Leon-François Hoffman et Yves Chemla, CNRS Edition, Paris 2018.

[4] À ce sujet, on peut lire avec intérêt le dossier consacré au film «Anita» du réalisateur Raoul Labuchin dans le numéro spécial de la revue Conjonction de l’IFH consacré au cinéma haïtien (Nos 158-159 Juin-Septembre 1983).

[5] Texte paru dans le collectif  «Des mots et rues», Legs Éditions, 2014.

[6] Clin d’œil au texte de théâtre inédit de Wakeu Fogaing, «La place de ma chaise».

[7] Pierre-Raymond Dumas, Déclin de la culture haïtienne (Éloge et décadence), Imprimeur SA, 2015.

[8] Pradel Henriquez, Politique culturelle et pratiques artistiques en Haïti?, 2017.

[9] Chérir Port-au-Prince, Valérie Marin La Meslée, Éditions Mémoire D’Encrier, 2016,

[10] Voir Georgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ? Collection Rivages Poche Petite Bibliothèque, 2008.


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